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Introduction

 

Cet ouvrage aurait pu s’intituler « La religion grecque à l’époque classique »... si il y avait eu une religion grecque, et une époque classique ! Les deux appellations sont en effet éminemment trompeuses, et, si leur emploi n’avait pas de conséquences graves sur la compréhension du sujet, on aurait pu sacrifier à l’habitude. Nous allons exposer d’abord pourquoi il ne pouvait en être ainsi, avant de préciser le champ couvert par notre étude.

 

 

 

L’histoire des cités grecques de la fin du VIe au premier tiers du IVe siècle est très fréquemment qualifiée de « classique ». Le terme a pu être utile, mais son emploi est plutôt malheureux maintenant que nos connaissances sur la Grèce antique ont progressé et nous ont révélé les richesses des siècles précédents et suivants. Comme tous les qualificatifs, celui de « classique » est réducteur, et, en l’occurrence, il est même trompeur : on ne peut parler de « Grèce classique » que relativement à d’autres Grèces, dans le cas présent, une Grèce dite « archaïque », qui la précède, et une dite « hellénistique », qui lui succède. Alors que « archaïque » fait référence à la chronologie — et s’est chargé depuis d’une valeur négative —, « hellénistique » fait référence à la culture — avec le sens très large de « grec » ce qui crée une curieuse redondance il faut l’avouer —. « Classique » fait quant à lui, appel à un jugement de valeur, celui des premiers chercheurs qui s’intéressèrent à la Grèce ancienne, à sa littérature, et plus largement à sa culture.

 

On est parfois allé très loin dans ce jugement de valeur, par exemple en adoptant l’appellation anglo-saxonne « d’âges obscurs » pour qualifier l’espace de temps entre le milieu du XIIe et celui du VIIIe siècle. Évidemment, les très nombreuses productions littéraires et réalisations artistiques des VIe, Ve, et IVe siècles sont d’une exceptionnelle qualité, mais cela doit-il faire oublier ce qu’ont d’intéressant les arts protogéométrique et géométrique, dont la chronologie habituellement admise semble, un peu trop opportunément d’ailleurs, correspondre à celle des « âges obscurs » ? D’ailleurs, on admet maintenant que l’art géométrique a continué à être pratiqué, au moins à l’échelle régionale, longtemps après la fin du VIIIe siècle, ce siècle qui vit écrire l’œuvre d’Homère, organiser les premières Olympiades (776 selon la date traditionnelle), et construire les premiers temples (par exemple les deux temples à abside d’Érétrie en Eubée). Toutes ces manifestations éminentes du génie humain supposent des sociétés très élaborées et raffinées qu’on n’imagine pas avant le VIe siècle, et J.-P. Vernant a pu parler d’une « véritable énigme posée par Homère — l’énigme absolue— » (préface, in K. Papaioannou et alii, L’art grec, op. cit., p. 51). Il faut donc bien que ces « âges obscurs » aient contenu une parcelle de lumière pour avoir permis pareille « renaissance » à partir du VIIIe siècle : c’est ce que postule la célèbre remarque d’Aristote sur l’origine de l’inspiration d’Homère, selon laquelle « nous ne connaissons aucun poème analogue composé par des prédécesseurs d’Homère, mais tout indique qu’il y en eut beaucoup » (Poétique, 1448b).

 

A contrario on a voulu voir dans l’art hellénistique les marques au mieux d’un maniérisme, au pire d’une dégénérescence, qui aurait rompu avec « l’équilibre classique » : mais qui peut dire que les vases athéniens à figures rouges sont plus réussis que les vases polychromes de Kumê (Cumes), les figures du fronton ouest du temple de Zeus à Olympie que la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace, le Parthénon que le Mausolée, et quel sens cela aurait-il de le dire ?

 

Appliqué au seul domaine religieux, le qualificatif de « classique » est encore moins heureux, il sous-tend l’idée fausse selon laquelle les formes religieuses grecques auraient atteint leur sommet, ou au moins leur équilibre, durant l’intervalle séparant la fin du VIe du premier tiers du IVe siècle ! L’épisode dramatique de la guerre entre les Athéniens et les Péloponnésiens, du fait de la multiplication des actes impies qu’elle entraînât, est ainsi parfois vu comme le moment où les cités grecques auraient basculé de l’âge d’or religieux des VIe-Ve siècles, à l’âge d’argent des IVe-IIe siècles, lequel aurait lui même sombré en un âge de fer sous la domination romaine, pour se dissoudre au Ier siècle de notre ère face au christianisme conquérant. Cette vision linéaire, qui doit beaucoup au mythe de l’âge d’or forgé par Hésiode au VIIe siècle dans Les Travaux et les jours, ne résiste pas aux faits, nous le verrons.

 

 

 

C’est une autre erreur de perspective, tout aussi grave, à laquelle conduit l’emploi de l’expression « religion grecque » pour rendre compte du phénomène religieux en Grèce ancienne : on postule ainsi qu’il a existé une religion commune aux Grecs, quitte à préciser qu’elle a pu prendre des formes diverses ici où là. Mais c’est perdre de vue que les points communs sont infiniment moins nombreux que les variations, ce qui apparaît particulièrement quand on pénètre dans le labyrinthe si peu cartésien des mythologies, lesquelles font incontestablement partie de l’univers religieux grec, et qui, depuis Hésiode jusqu'à P. Grimal, a résisté à toutes les tentatives de rationalisation : on pourra en avoir une bonne illustration à travers l’exemple des études consacrées au plus célèbre des dieux grecs : Zeus (cf. dossier 3).

 

En fait, quand on parle de « religion grecque », on paie les conséquences d’une approche comparatiste plus ou moins consciente, qui revient à situer cette religion par rapport au christianisme, et plus précisément à l’Église catholique en ce qui concerne les auteurs français. C’est ainsi que l’on entend souvent chanter les mérites d’une « religion grecque » sans dogmes, sans sacerdoce institué, mais au contraire ouverte aux hommes mariés et aux femmes... reflets manifestes de préoccupations très contemporaines, et qui font vraiment peu de cas des exigences religieuses en Grèce ancienne : ainsi, il n’y avait peut être pas de dogmes, mais Anaxagore, Protagoras et surtout Socrate ont pu expérimenter qu’on ne pouvait pour autant pas tout dire sur le monde divin !

 

À l’inverse, on a voulu voir dans certains aspects de la « religion grecque », toujours envisagée comme un tout, des éléments de préparation de la Révélation chrétienne : on a ainsi parlé d’assimiler Socrate aux Pères de l’Église, ou on a comparé sa prière au Notre Père, et W. K. Guthrie a été jusqu'à voir dans l’orphisme une préparation du christianisme : si ces hypothèses ne sont pas inconcevables sur le plan providentiel, elles empêchent la compréhension de la vraie nature des manifestations religieuses en Grèce antique. Par ailleurs, en agissant ainsi, on n’a pas vu qu’on mettait en avant des aspects ultra minoritaires de la sphère religieuse grecque, ou des comportements jugés déviants à l’époque des faits : Socrate n’a-t-il pas été condamné à mort parce qu’on l’accusait « de ne pas reconnaître les dieux reconnus par la cité (...) d’introduire des puissances nouvelles, et de corrompre les jeunes gens » (Xénophon, Apologie de Socrate, 10) ? On connaît la déconvenue de Saint Paul, prêchant à l’Aréopage d’Athènes au Ier siècle après Jésus-Christ (Ac, 17, 22b et sq.) qui, bien qu’ayant très habilement commencé par flatter les Athéniens en les déclarant « à tous égards (...) les plus religieux des hommes », ne souleva qu’irritation et indignation (« à ces mots de résurrection des morts, les uns se moquaient, les autres disaient : nous t’entendrons là-dessus une autre fois ») lorsqu’il tenta de leur faire croire que la foi en la Résurrection du Christ était comme contenue dans leurs croyances (« ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer »). Ce type d’approche, présente par ailleurs le risque de faire du polythéisme une étape vers le monothéisme, le second étant censé n’avoir été qu’une simplification du premier, alors que le polythéisme et le monothéisme sont de nature différente, et non de degré différent.

 

 

 

Il importait donc de rendre son originalité à la sphère religieuse en Grèce ancienne, avec sa valeur et sa diversité propres, en refusant la facilité d’une expression toute faite (« religion ») pour lesquels les Grecs ne connaissaient pas d’équivalent. On l’aura compris, nous ne chercherons pas ici à « comparer l’incomparable » selon l’expression de M. Détienne, mais, plutôt comme J. Rudhardt qui se méfiait du comparatisme, à saisir ce que la sphère religieuse grecque à d’irréductible, et par là à entrer dans son mystère, autant qu’il est donné à un esprit contemporain de le faire, de surcroît dans le cadre réduit d’une synthèse. C’est donc « la vie religieuse dans les cités grecques » qui nous intéresse, et ceci « du VIe au IVe siècle », ou plus précisément de la date traditionnelle de l’archontat de Solon à Athènes (594/3) à celle de la victoire de Philippe II de Macédoine sur les Athéniens et les Thébains à Chéronée (338).

En centrant notre attention sur l’intervalle 594-338, nous nous situons entre deux faits qui ont considérablement modifié le contexte dans lequel évoluaient les Grecs anciens : il s’agit bien sûr de la lente émergence de la forme démocratique, et de la mainmise macédonienne. On gardera cependant à l’esprit que, pas plus que Paris ne s’est fait en un jour, ni les nouvelles institutions athéniennes, ni les pratiques orientalisantes importées par les souverains macédoniens n’ont modifié brusquement les pratiques et les conceptions du plus grand nombre des Grecs, ne seraient que parce qu’elles n’ont pas touché toutes les cités, du moins au même moment : il n’y a qu’à évoquer Sparte, ou les colonies grecques pour s’en convaincre.

 

Par l’expression « vie religieuse », nous entendons mieux rendre compte de la réalité grecque, variée, mouvante, et qui ignore la distinction forte que nous effectuons entre le sacré et le profane, entre le religieux et le séculier. Nous entendons aussi montrer que cette réalité n’est pas informe, et qu’elle ne peut être réduite à un bric-à-brac de mythes enfantins, de croyances incertaines et de pratiques religieuses que chacun aurait pu changer à sa guise sans conséquences.

 

 

 

Après avoir défini le cœur de ce qui fait l’expérience religieuse grecque, on décrira les composantes du culte et le rôle des desservants religieux, on observera la vie religieuse des Grecs dans leurs cités, puis lorsqu’ils se joignent aux Grecs des autres cités dans les cadres panhelléniques, pour achever — en se rendant sur ce qu’on appelait au Moyen Âge, et que les Anglo-Saxons appellent encore, une « frontière » —, par une étude des différentes manifestations qui, par bien des points de vue, ouvrent sur des horizons inhabituels marqués au sceau de l’étrangeté.

Michel FAUQUIER
Si vous utilisez ce travail, merci d’en mentionner l’auteur conformément à la loi

 

 

Sommaire

 

 

 

Première partie : Le point sur le sujet                                                                                          

 

 

 

la sphère religieuse                                                                                                       

 

Chapitre 1 : La dimension spirituelle de la sphère religieuse grecque                                             

1.    Une sphère religieuse qui ne dit pas son nom                                                                     

2.    Le domaine du sacré                                                                                                         

3.    Pureté et impureté                                                                                                             

Chapitre 2 : La dimension matérielle de la sphère religieuse grecque                                             

1.    Les sanctuaires                                                                                                                 

2.    Le temple et l’autel                                                                                                           

3.    Les représentations du sacré                                                                                             

Chapitre 3 : Le monde divin et les Enfers                                                                                    

1.    Mythes et mythologie                                                                                                        

2.    Les dieux                                                                                                                          

3.    Les démons                                                                                                                      

4.    Les héros                                                                                                                         

 

Le culte et ses desservants                                                                                      

 

Chapitre 4 : Le personnel religieux                                                                                              

1.    Des citoyens presque comme les autres                                                                             

2.    Le choix des prêtres et prêtresses                                                                                     

3.    Les familles sacerdotales                                                                                                   

4.    Les fonctions sacerdotales                                                                                                

Chapitre 5 : Un rite majeur : le sacrifice                                                                                       

1.    Origine et sens de l’acte sacrificiel                                                                                     

2.    La thusia                                                                                                                         

3.    Les autres types de sacrifices                                                                                            

Chapitre 6 : Les rites d’accompagnement du sacrifice                                                                  

1.    Les prières parlées                                                                                                            

2.    Chants et danses : prier autrement                                                                                     

3.    Libations et offrandes                                                                                                        

 

la vie religieuse dans le cadre CIVIQUE                                                              

 

Chapitre 7 : Des cadres entièrement marqués par le religieux                                                       

1.    L’espace et le temps civico-religieux                                                                                 

2.    La vie religieuse dans les tribus et les dèmes                                                                      

3.    La vie religieuse dans la famille et les groupes de parenté                                                   

Chapitre 8 : Le citoyen, au cœur du système religieux                                                                  

1.    La marque religieuse sur la vie du citoyen                                                                          

2.    La marque religieuse sur les structures de gouvernement                                                    

3.    La piété et l’impiété, des affaires d’État                                                                             

Chapitre 9 : Les autres habitants, à la marge du système religieux civique                                     

1.    Les femmes, une « citoyenneté cultuelle »                                                                          

2.    Le statut ambigu des étrangers                                                                                          

3.    Esclaves et dépendants, presque toujours rejetés                                                               

 

La vie religieuse dans le cadre panhellénique                                              

 

Chapitre 10 : La dimension religieuse de la guerre                                                                       

1.    Les dieux et la guerre                                                                                                        

2.    S’assurer de la victoire                                                                                                      

3.    Célébrer la victoire                                                                                                           

Chapitre 11 : Les jeux panhelléniques                                                                                         

1.    Origine et organisation des jeux panhelléniques                                                                  

2.    Des lieux de rencontre placés sous la protection des dieux                                                 

3.    Des jeux placés sous le regard des dieux et des hommes                                                    

Chapitre 12 : Les grands sanctuaires oraculaires                                                                          

1.    Delphes : le « centre du monde »                                                                                       

2.    Dodone : le plus vieux des oracles                                                                                     

3.    Épidaure : le grand sanctuaire d’Asklêpios                                                                         

 

aux marges des pratiques religieuses civiques                                              

 

Chapitre 13 : Le mystérisme                                                                                                       

1.    Nature et diversité des cultes à mystères                                                                            

2.    Les Mystères d’Éleusis                                                                                                     

3.    des points discutés                                                                                                            

Chapitre 14 : Le dionysisme                                                                                                       

1.    Une forme religieuse particulière                                                                                        

2.    Le statut du dionysisme dans la cité                                                                                   

3.    Des points discutés                                                                                                           

Chapitre 15 : Les cultes privés                                                                                                    

1.    Des dieux étrangers                                                                                                          

2.    Des cultes étranges célébrés dans un cadre privé                                                               

3.    La méfiance de la cité                                                                                                       

Chapitre 16 : Des cultes et des pratiques déviants                                                                       

1.    L’orphisme                                                                                                                       

2.    Le pythagorisme                                                                                                               

3.    Devins, exégètes, et mages                                                                                                

 

 

 

Conclusion                                                                                                                                 

 

 

 

Deuxième partie : Initiation à la recherche                                                                                    

 

chapitre 1 : L’alphabet et les unités de mesure grecs                                                                    

chapitre 2 : Les sources de nos connaissances                                                                             

chapitre 3 : Les approches de la vie religieuse en Grèce antique                                                   

 

 

 

Troisième partie : Dossiers                                                                                                          

 

Dossier 1 : Recueil cartographique                                                                                              

Dossier 2 : Plans et élévations                                                                                                     

Dossier 3 : Diverses approches de Zeus                                                                                      

Dossier 4 : Un sanctuaire, Délos                                                                                                 

 

 

 

Repères chronologiques                                                                                                             

 

 

 

Glossaire                                                                                                                                    

 

 

 

Bibliographie                                                                                                                              

 

 

 

Table des textes et illustrations dans le corps du texte                                                                  

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