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Le fait religieux et l’histoire : l’exemple de la Grèce antique

En 480 a. C., alors que les hordes du roi Perse Xerxès se préparent à dévaler vers l’Attique après avoir fait sauter le verrou des Thermopyles, les Athéniens dépêchent une ambassade sacrée auprès du plus réputé des oracles, celui délivré par la Pythie, à Delphes. S’ouvre alors un dialogue célèbre, mais dont on oublie souvent qu’il prit la forme d’une négociation serrée, les ambassadeurs estimant la première réponse de la Pythie « consternante » si on en croit le récit Hérodote : un esprit moderne aura du mal à voir dans cette scène une dimension religieuse, peut-être parce qu’il a perdu le contact avec le divin et n’imagine plus qu’on puisse dialoguer avec lui si librement. Le même esprit moderne peut d’ailleurs porter un regard encore plus sceptique sur le fait religieux, qu’il jugera produit de l’aliénation, comme les écoles issus du marxisme ou de la psychanalyse, ou, mais ce n’est finalement qu’une variante, produit des structures mentales, comme le structuralisme : ces trois courants sont d’ailleurs souvent entrés en contact, de façon complexe et d’ailleurs rarement volontaire. C’est ainsi que Sigmund Freud d’une part[1], et Claude Lévi-Strauss d’autre part[2], se sont tous deux saisis de la geste d’Œdipe dont ils ont donné une interprétation brillante. Les deux hommes, qu’on ne peut soupçonner d’être marxistes, ne cherchaient d’ailleurs pas la même chose : le premier avaient besoin d’incarner un processus qu’il pensait avoir repéré[3], alors que le second voulait seulement montrer la validité de ses thèses[4].

Ces approches ont ouvert des perspectives nouvelles : comme d’autres, l’étude des croyances des Grecs anciens, restées un des champs privilégié de la recherche française, allait alors subir une inflexion majeure qui, si elle a donné des œuvres de grande ampleur et permis de résoudre des difficultés jusque là restées sans réponse[5], commence à montrer ses limites : de ce point de vue, il n’est pas sans intérêt de voir un des tenants principaux de cette école à la fois historique, sociologique et anthropologique, proposer désormais de « comparer l’incomparable »… ce qui a au moins le mérite de la clarté[6] ! L’histoire religieuse antique est particulièrement menacée, du fait même de son triple éloignement chronologique, spatial et culturel qui semble la prédisposer à une analyse purement intellectuelle : on peut cependant craindre qu’un sort similaire frappe bientôt l’ensemble du domaine religieux traditionnel —et singulièrement l’histoire du christianisme — qui n’est pas loin d’être devenu aussi exotique pour nos contemporains que le pythagorisme l’était pour les habitants de Crotone au VIe siècle a. C. Au bout du compte, si cette tendance se confirme, le religieux sera devenu totalement incompréhensible à nos contemporains qui le confondront avec les rites qui lui sont liés[7], ou l’assimileront à de simples constructions mentales : c’est cela qui explique que l’on réduise souvent les croyances des Grecs anciens à la mythologie. On conçoit parfaitement ce que les approches modernistes ont de fascinant, car elles semblent apparemment être les seules à même de donner un sens universel à un savoir qui, sans cela, paraîtrait éclaté : à quoi servirait-il en effet de connaître des choses sur les Grecs, si ces choses ne nous concernent en rien ? Mais quand on prend la peine d’écouter et de comprendre ce que les Grecs disaient d’eux-mêmes et de ce qu’ils croyaient, on perçoit qu’on peut avoir accès à une autre forme d’universalité que celle proposée par les études modernistes qui n’observent plus les faits anciens qu’à travers le prisme des préoccupations contemporaines. Cette universalité, qui est à proprement parler l’objet de l’histoire tout en étant son sujet, porte un nom : c’est l’homme. On objectera qu’il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de saisir ce qu’un homme aussi éloigné de nous qu’un Grec antique a pu penser : il me paraît qu’il est tout aussi illusoire de croire que cette opération devient plus facile quand il s’agit d’un de nos contemporains, fut-ce un de nos proches. Alors, à moins de considérer que l’histoire humaine n’est qu’une vaste énigme sans aucun sens — et cette tentation existe —, il n’est pas présomptueux de prétendre qu’on peut parfois tout aussi bien comprendre les hommes antiques et ses préoccupations que nos contemporains, et que la meilleure façon de le faire reste encore de les écouter parler d’eux-mêmes : c’est pourquoi on ne répètera jamais assez que « l’histoire se fait avec des documents », selon les mots mêmes d’Henri-Irénée Marrou[8]. Or les Grecs ont beaucoup dit et représenté concernant le domaine religieux, on peut même dit que tout ce qu’ils ont fait a été empreint de religieux : c’est celui-ci qu’on se propose maintenant de saisir.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que les Grecs n’avaient pas de mot pour définir ce que nous appelons « religion », et rien que cela suffit à mettre en cause l’expression si répandue de « religion grecque » qui laisse accroire qu’il existât quelque chose de comparable à ce que nous appelons chez nous, par exemple, la religion catholique. Pour autant, ces mêmes Grecs ont poussé parfois fort loin leur analyse du fait religieux et ceci avec une variété à proprement parler infinie, ne résolvant cependant pas — ou ne désirant pas résoudre ? — de nombreuses difficultés que nous qualifierions de « théologiques », mais qu’ils n’envisageaient pas sous cet angle.


 

1 : une sphère religieuse qui ne dit pas son nom.

Notre concept de « religion » n’a pas d’équivalent pour un Grec ancien, et sa saisie des phénomènes religieux diffère de la nôtre comme le montre sa conception du sacré et celle de la forme divine.

1.1 : religion ou vie religieuse ?

la « religion grecque » une erreur de perspective : on use presque unanimement de l’expression « religion grecque » pour rendre compte du phénomène religieux en Grèce ancienne : on postule ainsi qu’il a existé une religion commune aux Grecs, quitte à préciser qu’elle a pu prendre des formes diverses ici ou là. Mais c’est perdre de vue que les points communs sont infiniment moins nombreux que les variations, ce dont la mythologie est un reflet fidèle[9].

La conséquence d’une approche comparatiste : en fait, quand on parle de « religion grecque », on paie les conséquences d’une approche comparatiste plus ou moins consciente, qui revient à situer cette religion par rapport à l’Église catholique en ce qui concerne les auteurs français. C’est ainsi que l’on entend souvent chanter les mérites d’une « religion grecque » sans dogmes, sans sacerdoce institué, mais au contraire ouverte aux hommes mariés et aux femmes... reflets manifestes de préoccupations très contemporaines, et qui ne résistent pas à l’analyse : il n’y avait peut-être pas de dogmes, mais Anaxagore, Protagoras et surtout Socrate ont pu expérimenter qu’on ne pouvait pour autant pas tout dire sur le monde divin.

L’approche grecque, une approche concrète : Le grec ancien ignorait l’équivalent de notre mot « religion ». Il désignait ce qui s’y rapportait par deux expressions, dont la somme ne donne pas exactement notre « religion » : la première était ƒer£ (les choses sacrées ou consacrées), qui désignait des objets, des lieux, des bâtiments, des rites, ou des institutions. La seconde de ces expressions était qe…a (les choses des dieux) : elle s’appliquait aux actions divines et à leurs résultats. Dans les deux cas il s’agissait de choses concrètes, le grec marquant une certaine distance vis-à-vis du divin. C’est cette révérence naturelle envers le divin qui explique les mots si durs de Platon envers Homère et Hésiode, qu’il accuse d’avoir donné une image ridicule des dieux.

Plus diverse que ne le laisse penser l’expression réductrice de « religion grecque », la sphère religieuse grecque n’en était pas pour autant informe, et son contenu n’était certainement pas laissée au jugement de chacun.

1.2 : sacré et profane.

Des passages continuels : pour les Grecs anciens, les dieux sont intérieurs à un monde qu’ils n’ont pas créé : on ne peut donc leur prêter de dimension transcendante au sens fort du terme. Une conséquence de cette conception est que les passages entre ce qui forme chez nous deux sphères, le sacré et le profane, étaient continuels chez les Grecs.

Des objets ambivalents : une illustration de cette conception se lit dans le fait que les objets du sacré ne se distinguaient pas des objets quotidiens, et si on pouvait en confectionner de spéciaux, ce n’était nullement nécessaire à l’efficacité du rite : dans ce que Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant ont appelé de façon parlante « la cuisine du sacrifice », objets et matières étaient ceux de tous les jours (chaudrons, broches, viandes, pains, gâteaux, eau...).

Des hommes qui ne le sont pas moins : de même, les hommes du sacré n’étaient pas plus spécialisés dans le domaine religieux que les objets : lors du sacrifice, on faisait appel à des bouchers professionnels pour la mise à mort des animaux comme pour la découpe des viandes. Si certaines familles, avaient le privilège de fournir tel ou tel collège de prêtres, cela n’en faisait pas pour autant des familles sacerdotales au sens le plus fort, car tous n’étaient pas prêtres en leur sein, et certaines prêtrises qui leur étaient confiées étaient temporaires.

Toujours tributaires de nos schémas, nous définissons souvent la conception divine des Grecs anciens par le mot d’ « anthropomorphisme », suggérant par là qu’ils s’étaient fabriqués des dieux à leur mesure.

1.3 : anthropomorphisme ou théomorphisme ?

Une apparence variable : Les dieux grecs changeaient souvent d’apparence[10]. On a parfois confondu ces apparences avec la forme même de certains dieux, mais ce n’était pas une religion de la nature que pratiquaient les Grecs, et on ne peut réduire leurs dieux à des personnifications de forces ou de phénomènes naturels : la foudre n’est pas Zeus, la tempête n’est pas Poséidon, le vent n’est pas Éole, même si la foudre est de Zeus, la tempête de Poséidon, et le vent d’Éole... selon l’expression de J.-P. Vernant (Mythe et religion en Grèce ancienne, coll. « La Librairie du XXe siècle », Paris, 1990, p. 13).

Des êtres parfaits dont l’homme n’est qu’un pâle reflet : souvent, les dieux principaux prenaient une forme humaine, ce qui a fait parler d’anthropomorphisme. Mais depuis Walter Otto, nous sommes invités à renverser notre regard : « la figure de l’homme devient pour cet esprit [du Grec] une forme de l’empreinte éternelle, dont les traits purs sont ceux de la divinité » (W. Otto, Les dieux de la Grèce, Grèce : la figure du divin au miroir de l’esprit grec, coll. « Bibliothèque historique », Paris, 1993, p. 264). La main qui sculptait ou qui écrivait, animée par l’esprit de l’artiste, du poète ou du philosophe[11], ne partait pas de l’humain pour arriver au divin par analogie, elle était tendue vers la saisie du divin[12].

Théomorphisme plutôt qu’anthropomorphisme : Marcel Détienne va plus loin en parlant « théomorphisme » : on ne saurait choisir d’expression plus juste. D’ailleurs, pour éviter toute confusion, lorsque les artistes représentaient un dieu à côté d’un homme, ils distinguaient ces derniers par deux traits : une taille supérieure à la moyenne, et un éclat particulier, qui imposaient tous deux le q£mboj (crainte révérencielle).

Les conceptions religieuses grecques étaient donc beaucoup plus fines qu’on ne les présente parfois, mais, à côté d’indéniables richesses spirituelles dont elles témoignent, ces conceptions n’en connaissent pas moins certaines limites.


 

2 : richesses et pauvretés de la pensée religieuse grecque.

Dans la mesure où chaque religion exprime quelque chose de juste sur le divin, elle contribue à enrichir le trésor spirituel de l’humanité : la grande richesse de la vie religieuse dans les cités grecques, largement exprimée par l’art et la littérature, trouve son sommet dans sa réflexion sur la piété, mais a été incapable d’apporter une réponse à plusieurs des problèmes qui tourmentent le cœur de l’homme.

2.1 : une expression très variée.

La question du polythéisme : la conception grecque du divin est incontestablement polythéiste, mais les Grecs anciens n’avaient pas non plus de mot pour décrire cette réalité, qui a été mise en forme par les penseurs chrétiens : ceux-ci ont souvent vu dans le polythéisme une étape vers le monothéisme, le second étant censé n’avoir été qu’une simplification du premier[13] : en fait polythéisme et monothéisme sont de nature différente, et non de degré différent. En effet, les Grecs anciens saisissaient parfaitement la notion d’unité du divin derrière la multiplicité de ses manifestations, unité et diversité étant les deux facettes d’une même réalité : plusieurs penseurs comme Platon[14] et Xénophane[15] ont même longuement réfléchi à cette question, et on en retrouvait aussi des échos dans l’orphisme, le pythagorisme, et chez les cyniques.

De multiples supports : à cette vision polymorphe du monde divin — qui ne se limitait d’ailleurs pas aux seuls dieux mais incluait aussi des demi-dieux ou héros et une multitude de puissances plus ou moins définies — répondit une production artistique et littéraire incroyablement variée qui allait des plus petites réalisations (pièces de monnaie, courtes inscriptions…) jusqu’aux plus monumentales (temples, sanctuaires…), et utilisait tous les supports imaginables (métal, pierre, céramique, bois…).

Toutes ces réalisations, modestes ou imposantes, témoignait du grand respect que les Grecs anciens montraient pour le divin.

2.2 : un sens aigu de la piété.

Un concept complexe : comme vient de le rappeler un ouvrage récent de Louise Bruit-Zaidman[16], l’eÙsšbeia (piété) était un concept complexe. Socrate peina à le faire définir par son interlocuteur du moment, dans un dialogue qui montre bien les deux versants d’une même réalité (Platon, Euthyphron).

Une vertu positive  : l’eÙsšbeia était moins l’état de ceux qui ne commettaient pas d’impiété, qu’une vertu positive qui caractérisait les meilleurs des hommes, un idéal qu’exprimait le fait que l’on réservait l’épithète de « pieux » surtout à des êtres mythiques (Thésée pour Athènes). Étaient ainsi considérés comme eÙsebe‹j les cités et les hommes qui étaient fidèles à leurs engagements, particulièrement les plus sacrés, lesquels touchaient aux dieux (cultes, offrandes, prières) et aux ancêtres (coutume, héritage, mémoire) : les philosophes grecs liaient d’ailleurs la piété en général et la piété filiale en particulier.

Un comportement : l’eÙsšbeia impliquait d’abord un respect scrupuleux des rites qu’accomplissaient ou faisaient accomplir les cités, avec la certitude que si cela n’était pas fait, le malheur adviendrait sur la cité[17]. On a là le premier versant de l’eÙsšbeia.

Un état d’esprit : Pour autant, ce strict respect ne résumait pas l’eÙsšbeia qui était aussi un état d’esprit commandant un respect révérencieux vis-à-vis des obligations saintes que l’on avait, et des personnes auprès desquelles on les avait contractées. Disciple de Socrate, Platon fit même de ce second versant le fondement de l’eÙsšbeia (Lois, 798b).

Alors qu’ils sont allés très loin dans leur réflexion sur la piété, les Grecs anciens ont négligés de nombreuses autres questions, à nos yeux plus fondamentales.

2.3 : des questions sans réponses.

La question des origines : ce qui frappe c’est le peu de place donnée à la question des origines de l’univers dans les mythes grecs. Le monde divin grec ancien commençait après la création, qui n’était pas l’œuvre des dieux : selon le récit qu’en donna Hésiode, le processus de genèse s’est opéré à partir de Puissances primordiales, pour autant non assimilables à des dieux et peut-être même pas à des personnes, comme C£oj (Béance), et Ga‹a (Terre), épouse d’OÙranÒj (Ciel Étoilé). Les nombreuses spéculations philosophiques qui portèrent sur la compréhension de l’univers, des présocratiques à Aristote, montrent cependant que la question des origines n’était pas sans intérêt pour les Grecs anciens[18].

La nature divine : arrivés après ou pendant la création, les dieux grecs anciens étaient des créatures et non des créateurs, et avaient donc commencé. Pour autant, s’ils n’étaient pas éternels, ils étaient immortels, situation qui paraissait intenable à Aristote et à bien des philosophes, dont le discours se détachait nettement des versions mythologiques, sur ce point comme sur d’autres. Ce qui distinguait radicalement les dieux des hommes, mêmes héroïsés, c’est que les premiers étaient ¢q£natoi, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient être atteints par la finitude : ni la mort, ni la maladie, ni la vieillesse ne les touchaient.

La destinée humaine : les hommes n’étaient eux que des broto… (périssables), et vouloir saisir ou égaler les dieux était un acte d’Ûbrij (démesure) dont on laissait la punition, toujours terrible, aux dieux[19]. La fin de l’homme n’était guère plus enviable : tous les récits épiques et mythiques donnent une vision d’ennui des Enfers, et parfois de peine (Homère, Odyssée, XI, v. 92 sq.). La notion de yuc», héritée d’Homère, était d’ailleurs particulièrement floue chez les Grecs : c’était un souffle plus qu’un esprit, l’essence même de la vie, sans qu’une identité lui fût jamais attachée, et il fallut attendre Platon pour qu’on s’approche de notre mot « âme » (Phèdre, 245c, et Protagoras 313). Le même Platon — mais aussi les pythagoriciens et les orphiques —, développa une théorie très différente sur les Enfers (mythe d’Er in République, X, 614 sq.), avec l’idée d’une rétribution et d’une éternité bienheureuse pour les hommes vertueux.


 

Conclusion

Au terme de ce parcours, on aura pris conscience de la distance qui nous sépare de l’univers religieux grec, qu’on ne saurait ramener à nos concepts, ni trop simplifier dans le but de le rendre plus facilement compréhensible : de ce point de vue, le poids disproportionné d’Athènes dans notre connaissance des cités grecques antiques, doit nous prémunir contre une vision trop uniforme des croyances et des cultes dont les études épigraphiques ne cessent de nous convaincre de la variété toujours plus grande.

On aura aussi pris conscience de la richesse intrinsèque de la sphère religieuse grecque, même si elle a buté sur des limites importantes et n’a pas manqué de développer des aspects moins en son honneur ou moins assurés (voir par exemple la question trouble des sacrifices humains, et les formes parfois échevelées de certains cultes orientaux mal assimilés).

Pour reprendre une expression que Claude Nicolet avait appliqué à l’économie romaine antique : « les Anciens ne sont pas les Modernes, mais ils ne sont pas, non plus, des habitants d’une autre planète » (Rendre à César : économie et société dans la Rome antique, coll. « Bibliothèque des Histoires », Paris, 1988, p. 31-38). Il n’y a donc nul besoin de passer par la voie du comparatisme pour les saisir, du moins ne faut-il pas en abuser, au risque de confondre nos préoccupations avec celles des civilisations que nous étudions : dans le domaine religieux, plus qu’ailleurs, l’écueil est important, mais il n’est pas inévitable. En effet, pour qui fréquente la civilisation grecque, il n’y a pas long avant de sentir naître entre elle et nous une certaine intimité : où l’on retrouve l’universalité de l’homme que l’on avait posé comme principe.

 

Michel FAUQUIER

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[1] Sans lui avoir consacré d’ouvrage en particulier, Sigmund Freud est le créateur du concept de « concept d’Œdipe ».

[2] Anthropologie structurale, Paris, 1960, p. 235 sq.

[3] C’est on le sait, le fruit de sa réflexion sur les relations incestueuses à l’âge de l’enfance.

[4] Elle repose sur l’idée que les différents mythes créés par l’homme ne font qu’articuler de façon originale des composantes brutes appelées « mythèmes » qui sont communes à toutes les civilisations.

[5] On pense à l’œuvre de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Détienne, au moins pour ce qui concerne la civilisation grecque.

[6] Marcel Détienne, Comparer l’incomparable, coll. « la librairie du XXe siècle », Paris, 2001.

[7] C’est le cas des membres de l’école anthropologique anglaise (J. G. Frazer et J. E. Harrisson, entre autres) qui réduisent l’univers religieux grec à une somme de croyances primitives et de pratiques magico-religieuses : dès le VIIIe siècle, la lecture des oeuvres homériques permet de faire voler en éclat cette idée, qui est évidemment indéfendable pour les VIe-IVe siècles, lesquels furent le théâtre de débats et de réflexions souvent élevés dans bien des domaines, particulièrement dans le domaine religieux.

[8] C’est le titre du chapitre troisième de son ouvrage paru en 1954 sous le titre De la connaissance historique.

[9] Ainsi, sur un sujet aussi essentiel que celui de la définition des dieux olympiens, c’est-à-dire des dieux principaux, l’accord des Grecs ne s’est jamais fait : une tradition athénienne — car il se peut qu’il y en ait eu plusieurs — incluait Dêmêtêr qu’Olympie ignorait, et à l’inverse, Olympie incluait Dionysos qu’Athènes ignorait. Plus prudents que les Romains qui en fixèrent tardivement la liste canonique (Zeus, Héra, Poséidon, Dêmêtêr, Apollon, Artémis, Arès, Aphrodite, Hermès, Athéna, Héphaïstos et Hestia), les auteurs grecs usaient pour désigner ces dieux du surnom de « Douze » ( dèdeka).

[10] C’est ainsi que, pour séduire ses nombreuses conquêtes, Zeus se transforma en animal (le taureau pour conquérir Dêmêtêr ou enlever Europe ; le serpent, pour Perséphone ; le cygne pour Léda, etc.), en nuage (pour Io), en pluie d’or (pour Danaé) ; il prit même l’apparence d’un satyre (pour Antiope), du mari de sa victime (il devint Amphitryon pour posséder Alkmène), voire d’une déesse (il se transforma en Artémis pour approcher la nymphe Kallisto) !

[11] « Dieu ne ressemble à personne : aussi ne saurait-on le saisir au moyen d’images » dit Antisthène, cité par Clément d’Alexandrie, Protreptique, VI, 71, 1.

[12] C’est cette vérité qui explique que la dévotion des Athéniens allait vers leur vieux xoanon difforme, plutôt que vers les splendides oeuvres de Phidias. C’est cela aussi qui devrait nous prémunir de classer les œuvres grecques selon nos critères esthétiques, nous qui sommes trop prompts à voir de la raideur et de la sévérité là où il y avait une approche plus épurée et plus essentielle du divin

[13] On connaît la déconvenue de Saint Paul, prêchant à l’Aréopage d’Athènes au Ier siècle après Jésus-Christ (Ac, 17, 22b et sq.) qui, bien qu’ayant très habilement commencé par flatter les Athéniens en les déclarant « à tous égards (...) les plus religieux des hommes », ne souleva qu’irritation et indignation lorsqu’il tenta de leur faire croire que la foi en la Résurrection du Christ était comme contenue dans leurs croyances.

[14] Le Parménide est un dialogue dont la seconde partie est entièrement consacrée à la question de l’Un.

[15] « Un seul Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes, et qui en aucun cas n’est semblable aux mortels, autant par sa démarche, autant par ce qu’il pense » (cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 109).

[16] Elle montre que le mot grec a un sens différent de celui que le christianisme lui donne. L’eÙsšbeia « règle à la fois les relations des hommes entre eux et avec la divinité, elle renvoie à l'intérêt privé comme à l'intérêt public » (Eusebeia, essai sur la piété en Grèce ancienne, coll. « Textes à l’appui », Paris, 2001).

[17] Lors de la bataille de Platées, en 479, l’attitude opposée des Spartiates et des Perses, tous deux confrontés à un oracle défavorable, prit valeur d’exemple : les premiers préférèrent tomber sous les flèches ennemies en attendant que les oracles devinssent favorables (Hérodote, Enquête, IX, 61), et ils furent finalement victorieux ; les seconds préfèrent ne pas attendre... et ils furent finalement vaincus (Hérodote, IX, 45) !

[18] Aristote, dans le sillage de Socrate et Platon, allait systématiser cette réflexion dans la première partie de sa Physique — où il se posa la question des causes de l’univers —, et dans sa Métaphysique — où il partit à la recherche du principe divin qui présida à l’univers —.

[19] Il n’y a qu’a penser au destin de Prométhée, qui avait volé le feu à Zeus, ou à celui de Xerxès, qui avait fait frapper la mer parce ses bateaux avaient essuyé une tempête. Le premier fut condamné à rester enchaîné sur le Caucase où un aigle lui dévorait le foie, et le second vit toute son armée défaite par les Grecs.

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