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Claude Rolley dir., La Tombe princière de Vix, 2 vol., Picard, Paris, 2003, 219 et 135 pages

 

L’ouvrage dont Claude ROLLEY — professeur émérite de l’Université de Bourgogne — assure la direction, est une leçon magistrale. Leçon éditoriale, d’abord, conforme à la tradition des éditions Picard dont on ne vantera jamais assez la qualité : le second volume, consacré aux planches, est un véritable bijou que l’on pourra ajouter à la liste de ceux découverts dans la tombe, et dont on espère qu’il sera largement utilisé dans les manuels. Leçon scientifique surtout : Claude ROLLEY a en effet choisi le parti pris de laisser chaque auteur exprimer librement sa théorie, ce qui donne une grande cohérence à chaque exposé, sans enlever cette cohérence à l’ensemble de l’ouvrage, laquelle est assurée par des remarques préliminaires, conclusions intermédiaires et bilans qui balisent le discours (voir par exemple la partie consacrée au torque d’or p. 170 sq.). Ce n’est pas un choix par défaut, car les conclusions et bilans sont tout sauf la simple addition d’avis divergents, mais offrent au contraire l’occasion de prises de positions tranchées mais parfaitement explicitées (pour le torque d’or, l’affirmation d’une marque de fabrication ibérique, contre Gérard Nicolini, de l’Université de Poitiers, qui défend la thèse d’une origine centre-européenne).

Après un rappel de l’historique des fouilles —commencées en 1953 sur les flancs du mont Lassois, dans une boucle de la Seine — dû à Claude ROLLEY (chapitre 1), et une présentation d’ensemble de la tombe et de la défunte (chapitres 2 et 3), chacun des éléments matériels découverts dans la tombe est l’objet d’un chapitre distinct (char, cratère, vases de bronze étrusques, coupes attiques, torque, phiale et petits objets). Enfin, avant une conclusion finale (chapitre 13), deux chapitres sont consacrés à l’étude des matériaux employés pour la sépulture (bronze, plomb, textiles, vannerie, pigments, l’or étant étudié avec le torque).

Plusieurs avertissements sont nécessaires à ceux qui ne sont pas familiers de ce type de publication : d’abord, il sera certainement utile de se reporter à la carte du site (p. 325), et aux échelles chronologiques (p. 313) qui arrivent trop tardivement et discrètement dans la publication pour remplir pleinement leur office. Ensuite, il ne faudra pas être rebuté par les exposés très techniques consacrés à chacun des objets : les plus pressés pourront se contenter de lire les introductions et les conclusions, mais il serait dommage d’en rester là. En effet, si on accepte les règles de ce qui est finalement un genre littéraire, on en comprendra toute la richesse, comme on ne goutte un roman policier qu’en suivant pas à pas les étapes de l’intrigue. On se prend à rêver qu’un producteur bien inspiré réalise à partir du rapport de Vix, l’équivalent du documentaire qui a été élaboré sur la base des fouilles de Pompéi.

Venons en au fond : les conclusions auxquelles on peut déjà se rendre contribuent à modifier à la fois notre vision des sociétés de la fin du premier âge du fer (disons vers 500 a. C., datation retenue pour la tombe, le Ha D3 des archéologues) et celle des échanges économiques à cette époque, sujets qui, l’un comme l’autre, intéressent au premier chef les historiens au secours desquels ne volent que de trop rares, elliptiques et souvent tardifs écrits portant sur cette période.

On insiste traditionnellement sur le rôle de la fondation phocéenne de Marseille comme interface majeur entre les régions méditerranéennes et les régions septentrionales de l’Occident, avec l’idée que la cité, n’ayant pas d’arrière-pays suffisant pour subvenir à ses besoins, aurait été contrainte d’organiser des échanges à grande échelle. De fait, on observe le passage d’un approvisionnement étrusque — croissant jusqu’au premier quart du VIe siècle a. C. moment où apparaissent des amphores attiques (c. 540 a. C.) —, à un approvisionnement attique qui connaît un pic vers 525 a. C. : or, dans cet intervalle, Marseille connaît un important développement et se détache de l’influence étrusque, les équilibres étant modifiés dans toute la Méditerranée orientale (bataille d’Alalia). Marseille aurait alors étendu ses relations commerciales jusqu’au mont Lassois, via Arles, Vaise et Bragny, dans le but d’accéder aux richesses en étain des régions septentrionales de l’Europe. Pour alimenter le commerce marseillais, il fallait cependant que le détroit de Messine fût libre, ce qui était le cas, les Deinoménides ne mettant fin à cette liberté qu’en 474 a. C. (bataille de Cumes), entraînant à la fois la récession de Marseille et le reflux de la céramique attique en Occident. En dehors du fait que ce reflux n’est pas si évident, l’étude du riche mobilier de Vix, replacé dans le contexte large des mobiliers funéraires hallstattiens donne une image sensiblement différente : tout indique en effet que l’approvisionnement des sites hallstattiens s’est opéré par une voie principale prolongeant la voie adriatique (Ionie-Picenum) et empruntant un itinéraire alpin, en particulier oriental (Slovénie-Autriche-Bohême), ce qui invite à substituer des « schémas rayonnants » à des « cercles centrés sur la Méditerranée » (p. 308) pour expliquer la diffusion des objets vers l’Occident. Évoquant la route de l’ambre, Claude ROLLEY avance même l’hypothèse que cet itinéraire a pu passer « plus au nord » (p. 308) et estime que le fameux cratère de Vix pourrait être un « cadeau des princes d’Asperg à ceux du Mont Lassois » (p. 309). Quant à Pierre-Yves MILCENT (Université Toulouse II – Le Mirail), qui partage avec Claude ROLLEY la lourde tâche de composer la conclusion générale, il parle de « primauté sans ambiguïté » des voies transalpines, et va même jusqu’à estimer que « les trafics par la voie Rhône –Saône ne purent jamais représenter qu’un enjeu médiocre pour les Phocéens face à leur commerce maritime », Marseille ne s’impliquant sérieusement sur terre que jusqu’à Arles (p. 352).

La même tombe illustre un glissement social majeur qui se serait opéré durant le Hallstatt final dans les régions de la couronne nord des Alpes : dans ces régions, on observe en effet l’apparition de tombes à char féminines, dont celle de Vix est la plus spectaculaire. La femme qui y fut inhumé, entre sa trentième et sa cinquantième année, présentait quatre caractéristiques de nature « régaliennes » (p. 326) : une grande fortune, l’appartenance à un « lignage fameux » (p. 324), une fonction religieuse éminente et une autre de commandement. Dans le même temps, les sépultures majeures masculines, sans disparaître, deviennent moins fastueuses, le nombre des sépultures adventices prend le dessus sur celui des sépultures fondatrices et les dépôts non funéraires à vocation rituelle réapparaissent avec force. Pierre-Yves MILCENT, estime que cela indique « l’émergence de lignages matrilinéaires à partir du milieu du VIIe siècle a. C. (…) en Gaule du Centre-Est », précisant que ce processus fut « sans doute polymorphe », n’a touché que « certaines micro-régions » et a été plutôt « endogène » même si on observe des évolutions semblables et contemporaines en Italie centro-méridionale (p. 333). Pierre-Yves MILCENT estime en effet qu’il n’y a pas de raison de favoriser la thèse diffusionniste pour expliquer l’émergence des phénomènes princiers dans le domaine hallstattien, ce qui amène une nouvelle fois à réviser le rôle de l’interface marseillais et à donner plus d’importance aux réseaux transalpins. Ceux-ci auraient été consolidés par les aristocraties régionales du premier âge du fer et auraient trouvé leur prolongement occidental dans l’axe ligérien, avec pour finalité l’accès aux ressources en or et en étain des Massifs central et armoricain. Cette synergie trouve sa traduction dans le glissement vers l’ouest des phénomènes princiers, alors même que les sépultures commencent à changer de faciès : la crémation en urne métallique remplace l’inhumation sur char c. 500 a. C., et il s’agit de sépultures adventices qui concernent des « porteurs d’épée ». Pierre-Yves MILCENT l’explique par un déclin des familles princières et du système matriarcal, au profit d’un retour à l’organisation patriarcale entre les mains de « petits chefs de famille ou de clan » (p. 364). Si on a souvent mis cette mutation en lien avec « l’abandon des habitats de hauteur, qui étaient assimilés à des résidences princières [et le] tarissement des importations méditerranéennes » (p. 360), il se pourrait que ces phénomènes ne soient que des trompe-l’œil, liés au fait que les campagnes de fouille se sont surtout concentrées sur les tombes princières et moins sur leurs alentours, car tout indique que les échanges avec la Méditerranée se sont au contraire intensifiés au Ve siècle a. C. bénéficiant plutôt, il est vrai, à ces nouveaux centres que sont Bourges et Lyon, qu’aux régions nord-alpines, lesquelles semblent désormais vivre plus à l’écart de ces échanges.

 

M. Michel FAUQUIER

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