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l’Église au tribunal de l’opinion : ÉlÉments d’une construction trouble.

 

Étouffer la voix de l’Église : le but des faiseurs d’opinion

 

On se plaint de plus en plus, certainement à raison, de la pauvreté du débat qui court dans l’opinion, mais s’il est un domaine ou cette pauvreté confine à la misère noire, c’est bien le domaine spirituel pour peu même que les éditorialistes des grands quotidiens admettent que ce domaine existe encore.

 

Pour fermer le débat, les faiseurs d’opinion ont trouvé un moyen simple, bien dans l’air d’un temps qui fait disparaître la solennité de la Toussaint derrière les fumées d’Halloween. Ce moyen c’est l’évocation des fantômes : à quoi sert d’écouter une Église catholique qui a commis « les horreurs que l’on sait », et dont le discours est complètement hermétique à notre génération ? Je passe sur la seconde partie de l’incantation, qui ne relève pas de mon sujet, mais je pose tout de même la question de savoir ce que sont venus faire plus d’un million de jeunes sur l’hippodrome de Longchamp en août 1997 à Paris, et beaucoup plus dans d’autres lieux, avant et après[1] ? Pour ma part, je ne crois pas qu’il s’agissait d’aficionados de courses hippiques !

 

Revenons à notre propos : l’Église aurait commis « les horreurs que l’on sait ». Mais au fait que sait-on de ces fantômes si dangereux qu’on ne juge parfois même plus utile de les nommer ? Leur demeure n’est nulle part, leur séjour partout : ils traversent les manuels scolaires, les notices de dictionnaires, les revues « grand public », les petites phrases assassines de l’« animateur » des émissions tout aussi « grand public », et celles du journaliste chargé de « couvrir » tel ou tel déplacement d’un souverain pontife si vieux et si malade que cela fait dix ans qu’on creuse sa tombe aussi vite qu’on s’est pressé d’annoncer le résultat des élections présidentielles états-uniennes de novembre 2000... avec l’efficacité que l’on sait ! Ces fantômes ont pour noms Croisade, Inquisition, et autres Saint-Barthélemy : eux sont restés dans les manuels. À en croire ceux qui ne cessent de nourrir leur mémoire, et la notre, du rappel de ces faits, ces derniers renverraient seuls l’image de la vraie nature de l’Église. Au contraire les dizaines de milliers de saints et de vies données, d’institutions et de réalisations remarquables, jaillies au sein de cette même Église, ne seraient que des détails : eux ont disparu des manuels. Curieux choix pédagogique qui amène à ne jamais oublier Godefroy de Bouillon (uniquement pour rappeler qu’il exulta à la vue du sang des Sarrasins dans lequel pataugeait son cheval) et les ouvrages de Voltaire, et qui a fait disparaître de son horizon saint Vincent de Paul et l’œuvre de saint François de Sales : il y aurait une foule d’exemples de ce type à collecter dans les manuels d’histoire et de littérature de l’enseignement primaire et secondaire. En devenant idéologique, notre mémoire est devenu hémiplégique.

 

 

 

RÉapprendre À penser par soi-même : le pari de l’Église

 

Ceux qui nourrissent leur discours d’idées reçues infantilisent leur public en lui fermant les voies de la réflexion. Ce n’est pas rien de rappeler que le pari de l’Église est exactement l’inverse : en effet, elle s’adresse à chaque homme en adulte (les lettres principales des papes s’appellent des « encycliques », leur étymologie signifiant qu’elles visent tout homme sans distinction d’aucune sorte). L’Église croit par ailleurs que l’homme peut comprendre des réalités complexes et conduire sa vie selon des règles exigeantes. C’est ce pari que je fais mien en ouvrant des pistes que chacun aura le loisir de poursuivre par lui-même[2], là où les éditorialistes prétendent penser à la place de ceux qui les lisent ou les écoutent. En effectuant ces lectures, on découvrira que l’Église a une histoire infiniment plus belle qu’on ne le supposait peut-être, et on prendra aussi conscience de tout ce que nos sociétés contemporaines lui doivent.

 

Il suffit de voyager un peu dans l’espace ou le temps, là où le christianisme n’a pas encore ou n’avait pas encore appliqué sa marque, pour prendre conscience que les valeurs vitales qu’il véhicule sont tout sauf communément partagées. Sans rien enlever à la grandeur et aux richesses des civilisations marquées, par exemple, par l’Islam, l’hindouisme ou le taoïsme, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que le christianisme propose une anthropologie bien plus équilibrée : c’est peut-être le plus grave danger qui menace nos civilisations occidentales, que de ne plus comprendre tout ce qu’elles ont hérité du christianisme, lequel ne peut être réduit à une théologie. En évacuant le christianisme de son horizon culturel, l’Europe serait réduite à étendre la pratique d’une laïcité à la française, c’est-à-dire un simple mot dont la définition reste soumise à l’opinion dominante du moment. Il ne resterait plus à espérer — mais avec quelle certitude ? — que cette opinion ne dérive pas vers des horizons troubles. Que la place du christianisme dans les sociétés occidentales ait à être redéfinie, que les schémas du passé ne puissent plus s’appliquer à notre époque, c’est une chose, mais croire que nos sociétés occidentales doivent si peu au christianisme qu’elles pourraient en faire l’économie est autre chose, et il ne faudra pas longtemps avant que ces mêmes sociétés ne sachent plus ce qu’elles sont[3]. Pas plus qu’à un homme, on ne peut souhaiter à une société de vivre en état d’amnésie : on voit bien actuellement que le problème de la définition du contenu de la construction européenne fait apparaître de façon criante l’urgence d’une réflexion sur les valeurs propres qui la structure… et c’est un réflexe bien franchouillard que de croire que la liberté, l’égalité et la fraternité — pour ne citer que ces valeurs — sont nées en 1789, ne doivent rien au christianisme, et sont suffisantes pour bâtir une société !

 

En fait, le discours ambiant, souvent appelé « pensée unique », simplement dédaigneux ou ouvertement hostile, cherche à empêcher l’accès des masses à la pensée de l’Église, qu’un nombre croissant de philosophes de tous bords n’hésitent plus à considérer comme la seule digne de ce nom actuellement. Il ne servirait à rien de faire ici le rappel des idées reçues qui défigurent l’image de l’Église et que nombre de gens chargés d’informer — simplement incultes ou mal intentionnés —, livrent à nos contemporains comme autant de certitudes qu’ils supposent inutiles de discuter parce qu’indiscutables selon eux : la simple liste de ces lieux communs suffirait à remplir cet article qui ne peut prétendre à lui seul réparer tant de dégâts. Cette entreprise pharaonique — qui mènerait du « cri d’Urbain II » prêchant la croisade à Clermont en 1095[4] aux « silences de Pie XII » sur le sort réservé aux juifs durant la seconde guerre mondiale[5] — n’est pas nécessaire pour donner à réfléchir. Il suffira de montrer comment s’est forgée une image déformée de l’Église à propos de trois grands sujets de société : les femmes, la science et la liberté.

 

 

 

Un noir tableau : l’Église, les femmes, la science et la libertÉ

 

Les évènements fondateurs

 

En 581 ou 583, le 1er novembre, à Mâcon, Gontran, petit-fils de Clovis, roi de Bourgogne et d’Orléans, réunit une assemblée des prélats de Gaule parmi les plus fournies qu’il ait été donné d’observer alors : vingt-et-un participants, du métropolitain de Sens à l’évêque de Digne, et parmi-eux le primat des Gaules et métropolitain de Lyon. Grégoire de Tours qui rapporte la scène au chapitre XX de son livre VIII, met l’accent non sur le travail des Pères conciliaires, mais sur un événement qui allait prendre une résonance inattendue, en ressurgissant de nos jours sous la forme d’une tenace idée reçue : l’Église n’aime pas les femmes, elle a même été jusqu’à leur dénier une âme !

 

Le 21 juin 1633, le savant Pisan Galileo Galilei, alors âgé de soixante-neuf ans, comparaît devant la Commission du Saint-Office. Après deux jours de tergiversations, celui qu’on appelle Galilée en français, abjure sa théorie, et termine sa vie dans des résidences surveillées, dont sa villa d’Arcetri près de Florence, où il s’éteint en 1642. Tout y est : d’un côté le froid « tribunal de l’Inquisition » et ses « juges obscurantistes », de l’autre un vieil homme arrivé au sommet de sa science, cette science que l’Église n’aime pas… au moins n’est-il venu à personne l’idée d’ajouter que l’Église pût aussi ne pas aimer les vieillards !

 

Le 8 décembre 1864, le pape Pie IX tonnait contre une série d’erreurs qu’il dénonçait dans une encyclique (Quanta cura) et dont il donnait un catalogue (Syllabus). Des deux textes on ne retint que le Syllabus, et dans le Syllabus que les attaques contre le libéralisme et le progressisme, alors même que ces courants de pensée commençaient à triompher un peu partout en Europe occidentale et centrale. Confrontés à des opinions publiques — et à ceux qui les créaient —, déjà très hostiles, les catholiques furent parfois désemparés : en France, l’affaire prit une résonance d’autant plus grande que l’encyclique était la conséquence lointaine d’une autre affaire, qui avait déjà abouti à la condamnation du journal des catholiques libéraux (L’Avenir de l’abbé La Menais, du père dominicain Lacordaire et du Comte de Montalembert). Cette fois, c’est la liberté que n’aimait pas l’Église !

 

La portée de ces évènements et l’enjeu de leur analyse

 

Pour ceux qui font de l’Église leur cible, la coupe est pleine. De Voltaire — qui ne s’alarma cependant pas toujours que l’on pût dénier une âme aux femmes — jusqu’à Plantu, de truculents hommes de talent ont mis celui-ci au service de l’écrasement d’une Église « infâme » qui, selon eux, n’aime pas la moitié de l’humanité, la science, et la liberté !

 

Il s’agit cependant de trois idées reçues, et on leur a donné un sens d’autant plus fort qu’elles prirent racine lors de trois passages qui, d’une certaine façon, annonçaient chacun l’enjeu principal de la période nouvelle qu’ils ouvraient, sans pour autant fermer les débats du passé : le concile de Mâcon se déroula dans ce temps qui mena insensiblement de l’Antiquité au Moyen Age, Galilée vécut dans une autre frange qui conduisit du Moyen Age à l’époque Moderne, et le Syllabus parut au tournant des XIXe et XXe siècles. La femme, la science, la liberté : trois désirs, trois mystères, trois causes de chute et de relèvement de l’humanité.

 

L’espoir de cet article est de démontrer que ces pierres d’achoppement, comme nombre d’autres, peuvent devenir des lieux de dialogue entre la société et l’Église, et cesser d’être des lieux d’affrontement stériles : cela suppose que chacun fasse le chemin qui reste à faire vers l’autre, ceux qui regardent l’Église avec hostilité laissant leurs idées reçues de côté et acceptant de l’observer avec impartialité sur la base d’une connaissance solide des faits réels, et les catholiques acceptant de poursuivre le travail de « purification de la mémoire » auquel les a invité le pape Jean-Paul II le 12 mars 2000[6] après une vaste réflexion qui mérite d’être connue (références dans l’encadré infra). Force est de constater que l’Église marche encore trop seule sur ce chemin de réconciliation.

 

Le Monde ne sait pas lire

 

« Le document Mémoire et réconciliation rompt l’idée (sic) d’une prétendue impunité, sous le prétexte — entendu dans le milieux conservateurs — que si des individus ont pu commettre des erreurs au nom de la foi chrétienne, l’Église comme telle ne peut jamais se tromper. Faux, souligne ce texte qui s’appuie sur la tradition constante des Pères de l’Église et du magistère pour affirmer que l’Église est à la fois "sainte" et "pécheresse" ».

 

Henri Tincq, Le Monde, 2 mars 2000, p. 4.

 

 

« Ces paroles de Jean-Paul II soulignent comment l’Église est atteinte par le péché de ses fils : sainte, rendue telle par le Père au moyen du sacrifice du Fils et du don de son Esprit, elle est aussi, en un certain sens, pécheresse, car elle assume réellement en elle le péché de ceux qu’elle a elle-même engendrés dans le baptême, par analogie au Christ qui a assumé le péché du monde ».

 

Commission théologique internationale, Mémoire et réconciliation : l’Église et les fautes du passé, Cerf, Paris, 2000, p. 43-44.

 

On remarquera que le « en un certain sens » et le « par analogie » ont disparu du texte d’Henri Tincq, qui est un habitué du genre et poursuit un combat militant — on pourrait ajouter d’arrière-garde — sans aucun souci de vérité. Contrairement à tout intellectuel sérieux, Henri Tincq n’a même pas pris la précaution de donner les références exactes du texte dont il prétendait rendre compte. Le lecteur est alors forcé de croire le commentateur « autorisé » sur parole, faute de toujours avoir le temps de vérifier ses dires : ce n’est pas ainsi que l’on fera avancer le débat.

 

 

 

La vraie nature de l’Église

 

En bonne méthode, il convient tout d’abord de définir le sujet dont on va parler par la suite : bien des erreurs de perspective et d’analyse seraient évitées si cette précaution était prise par ceux qui évoquent le passé de l’Église pour juger de son action et de son discours présents. En d’autres termes, qu’est-ce que cette Église à laquelle on veut appliquer l’approche historique ?

 

Une double dimension difficile à saisir

 

En demandant à ses disciples, et tout particulièrement à ses apôtres, de répandre son message, Jésus-Christ posait les bases d’une institution nouvelle qu’il avait commencé à structurer : l’Église. Celle-ci tire son origine d’un mot grec qui signifie « communauté formée par convocation » (™kklhs…a), en l’occurrence la communauté de ceux qui, appelés par Dieu, reconnaissent en Jésus-Christ leur Sauveur et adhèrent au message de ce dernier. Comme tout fait humain ou constaté par l’homme, l’Église pouvait devenir objet d’histoire, et elle le devint très tôt, pour des raisons d’ailleurs très étrangères à la perspective historique, mais plutôt liées à des motivations politiques ou polémiques.

 

L’histoire de l’Église n’a cessé depuis de susciter l’intérêt de ses membres comme celui des chercheurs et, plus largement du public : cette histoire a varié dans sa forme comme dans son fond, elle a exploré des pistes et usé de méthodes très différentes les unes des autres, et elle continue d’être l’objet de débats parfois violents. Or l’histoire de l’Église pose une difficulté aux historiens, qu’il ne faut pas sous-estimer : si elle est d’abord saisissable dans sa dimension matérielle, elle se définit essentiellement par une finalité spirituelle. Le christianisme ne s’est en effet jamais présenté comme une sagesse, un art de vivre, ou une politique, mais bien comme l’annonce d’un message à valeur avant tout eschatologique. Réalité matérielle, l’Église est vécue par ses membres comme étant aussi une réalité spirituelle : ceci, un historien, fût-il athée, peut le comprendre, bien plus, il doit le comprendre, sinon il est condamné au contresens.

 

Jésus et l’Église : un même traitement

 

Il est symptomatique de remarquer que le débat sur la nature de l’Église, et donc sur la façon d’écrire son histoire, n’est que le reflet, amplifié, de celui qui, depuis l’origine, a pour objet la nature de Jésus : toutes les hérésies que l’Église a connues, sont sorties de ce débat, soit qu’on ait trop surévalué la part humaine de Jésus jusqu'à ne plus voir en lui qu’un homme, soit qu’on ait commis l’erreur inverse en ne voyant plus en lui que le dieu. Il est parlant de voir le même concile, en l’occurrence celui de Nicée en 325, définir dans un même symbole de foi la nature de l’Église, et celle du Christ, pour répondre au défi théologique lancé par l’hérésie arienne. Plus radicale fut la tentative avortée pour remettre en cause l’existence même de Jésus, ce qui avait pour seul avantage de faire taire le débat en asséchant la source, mais qui ne reposait sur aucun argument sérieux[7].

 

La prééminence accordée à l’une des deux dimensions de l’Église — la spirituelle ou la temporelle —, pour ne pas parler de règne sans partage d’une de ces deux dimensions dans certaines études, explique pour une grande part l’accumulation des malentendus et des contresens. Ceux-ci peuplent l’histoire de l’Église depuis la relation, par l’historien romain Tacite, de l’incendie de Rome en 64 — incendie imputé aux chrétiens par l’empereur Romain Néron[8] —, jusqu’au Jésus du chroniqueur Jacques Duquesne (Desclée de Brouwer & Flammarion, Paris, 1994). Cette fiction, scandaleuse par bien des aspects, a été portée à l’écran en décembre 1999 par la chaîne de télévision TF1, son responsable ayant eu l’impudence de la présenter comme un « cadeau de Noël » au moment où, selon lui, l’humanité allait entrer dans le troisième millénaire. Les écrits de Tacite et Jacques Duquesne prétendent rendre compte, le premier de la vie et des croyances des communautés chrétiennes du Ier siècle, le second de la personne de Jésus et de la vie de la communauté apostolique. Ils ont deux points en commun, à près de deux millénaires de distance : d’une part, ils n’ont pas aperçu la dimension divine de l’Église et du Christ, d’autre part, leurs thèses ont été totalement invalidées par la communauté scientifique contemporaine. Ce qui est plus qu’excusable pour le païen du Ier siècle qu’était Tacite est plus difficilement explicable chez un homme du XXe siècle se prétendant chrétien, comme le fait Jacques Duquesne, et on peut s’interroger sur ses motivations.

 

Les histoires qui ont rempli l’entre-deux, au moins jusqu’au XVe siècle, ont souvent commis l’erreur inverse, en surévaluant les données spirituelles dans leur analyse. Le plus célèbre exemple de ce déséquilibre est fourni par la Légende dorée due à l’archevêque dominicain de Gènes à l’extrême fin du XIIIe siècle : Jacques de Voragine. Celui-ci fit la collection des plus édifiants récits de miracles recensés jusqu'à son époque, avec assez peu de sens critique, mais beaucoup de succès, son œuvre ayant largement nourri l’imaginaire des artistes jusqu'à nos jours. La littérature qualifiée d’hagiographique n’a d’ailleurs pas toujours servi l’Église, en présentant longtemps les saints comme des êtres si exceptionnels — et pour tout dire irréels — qu’il ne pouvait plus être question de les imiter. On était loin de la fraîcheur et de la vérité des récits évangéliques qui ne cachent ni les grandeurs ni les faiblesses des Apôtres, à commencer par celles du plus prestigieux d’entre eux : saint Pierre. De la même façon, on peut légitimement se demander si le Jésus de bien des productions cinématographiques, tantôt sirupeux tantôt crypto-anarchiste, a quoi que ce soit à voir avec le Messie des Évangiles.

 

Une Église temporelle et spirituelle

 

Comment, dans ces conditions, peut-on faire une histoire équilibrée de l’Église, qui ne sous-estime ni sa dimension spirituelle, ni sa dimension temporelle ? Personne ne nie, même si on l’a parfois sous-évaluée, la dimension temporelle de l’Église, le Christ lui-même s’étant incarné. La question est de savoir si cette dimension résume l’Église, et donc, si elle suffit à la définir. On pourra objecter que l’Église n’a de dimension spirituelle que pour les croyants, particulièrement les catholiques. À cette objection parfaitement recevable, on se permettra d’ajouter qu’il est tout aussi exact que c’est une certitude que l’Église a une dimension spirituelle pour les catholiques, mieux, que cette dimension spirituelle est première pour eux, parce qu’elle est le lieu de leur espérance : de grands historiens, comme Lucien Febvre, ou actuellement Denis Crouzet, pour le protestantisme, et Gérard Cholvy[9], pour le catholicisme, ont montré qu’écrire de telles histoires est possible et souhaitable.

 

Qui se ferme à l’intégration de cette dimension dans sa démarche scientifique se ferme à la l’étude raisonnée de l’Église et se trouve obligé d’user d’artifices pour rendre compte de phénomènes qu’il observe sans jamais les comprendre : ainsi, pour le psychanalyste, le martyr n’est-il qu’un névrosé, pour le marxiste le miracle n’est qu’une forme d’aliénation des masses etc. Ces apparences de réponses ne résolvent rien, elles sont le moyen que l’homme contemporain a trouvé pour se rassurer en évitant d’avoir à se confronter à sa destinée, et d’y trouver une dimension qui le dépasse : le martyr fait peur parce qu’il témoigne d’une réalité qui fait peur ; on s’amuse du miracle parce qu’il prend des voies qui ébranlent nos certitudes, et touche surtout des âmes simples que l’on dit idiotes, préférant oublier qu’il y a un autre sens au mot simple, celui d’unifié.

 

Une Église sainte, des catholiques qui le sont moins

 

On aura compris la nécessité d’intégrer les deux pôles de l’Église dans le cadre d’une réflexion historique : ce n’est pas d’abord une question de foi, mais d’honnêteté. L’Église peut donc se définir comme l’ensemble de ceux qui — unis au Christ par la foi, et intégrés par le baptême en un corps dont le Christ est la tête — réunis en un vaste pèlerinage depuis deux millénaires vivent dans l’espérance du Salut. L’apostolicité de cette Église n’est pas un problème qui oppose la démarche du croyant et celle de l’historien : il n’en va pas de même de son unité, de sa sainteté, et de sa catholicité, la difficulté venant des contre-témoignages que donnent de nombreux catholiques dans ces trois domaines.

 

Les effets de ces contre-témoignages sont d’autant plus amplifiés que les moyens de communication modernes permettent la diffusion immédiate et très large des faits, sous la forme de résumés recevables par tout homme à la surface de la terre, au détriment de la vérité souvent complexe à exposer. Ces contre-témoignages sont aussi vieux que l’Église, et semblent donc se confondre avec son histoire : c’est Judas qui a livré le Christ, c’est Pierre qui l’a renié, et l’histoire ne manque pas de voleurs, de tortionnaires, de menteurs… qui se dirent catholiques. Face à ce scandale, il importe de bien prendre conscience que, comme Judas et Pierre n’atteignirent pas la sainteté du Christ, les catholiques n’ont jamais pu atteindre la sainteté de l’Église, qui n’est pas temporelle.

 

Bien des analystes, qui condamnent l’Église au nom des actes de ceux qui se recommandent de son appartenance, devraient se poser la question de savoir ce que vaut cette appartenance. Ainsi, un chrétien ne peut être raciste, car il professe que Dieu a créé l’homme : supposer qu’il existe des races prétendues inférieures, reviendrait à dire que Dieu n’a pas su mener son acte créateur correctement jusqu’au bout, comme un mauvais mécanicien qui aurait oublié de mettre un boulon sur quelques exemplaires ! C’est évidemment ridicule, et quel sens cela a-t-il donc de prétendre, par exemple, que les cérémonies du Ku Klux Klan sont d’inspiration chrétienne, sous prétexte qu’elles utilisent des signes empruntés indûment aux chrétiens ? Ceux qui se livrent à ce genre d’amalgames douteux sont soit malhonnêtes, soit gravement naïfs : dans les deux cas, il faut qu’ils changent de métier.

 

On se méfiera donc de cette facilité de langage qui consiste à confondre l’Église — en fait le plus souvent sa hiérarchie —, et les membres de l’Église : cela, Henri Tincq fait mine de ne pas le comprendre, préférant taxer de conservatisme ceux qui rappellent cette distinction. On aura alors soin de discerner ce qui, dans l’histoire de l’Église est de son fait, et ce qui est du seul fait de ses membres, ramenant ainsi à leur juste niveau bien des débats houleux, dont les trois que nous allons maintenant évoquer.

 

 

 

L’Église et les femmes

 

Les femmes ont-elles une âme ?

 

Pour ce qui concerne les femmes et l’Église, le plus simple est de commencer par lire ce que dit Grégoire de Tours à propos de l’incident de Mâcon qui est à l’origine de l’idée reçue selon laquelle l’Église a pu croire un moment que les femmes n’avaient pas d’âme.

 

La femme est un homme

 

« pendant ce synode, un des évêques se leva pour dire qu’une femme ne pouvait être dénommée homme ; mais toutefois il se calma, les évêques lui ayant expliqué que le livre sacré de l’Ancien Testament enseigne qu’au commencement, lorsque Dieu créa l’homme, “il créa un mâle et une femme et il leur donna, le nom d’Adam”, ce qui signifie homme fait de terre, désignant ainsi la femme aussi bien que le mâle : il qualifia donc l’un et l’autre du nom d’homme. D’ailleurs le Seigneur Jésus-Christ est appelé fils de l’homme parce qu’il est le fils d’une vierge c’est-à-dire une femme, et lorsqu’il s’apprêta à changer l’eau en vin, il lui dit : Qu’y a-t-il entre moi et vous, femme ?” etc. Cette question, ayant été réglée par beaucoup d’autres témoignages encore, fut laissée de côté ».

 

grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, Robert Latouche éd., Paris, p. 150.

 

Tout est dit dans ce passage d’une remarquable concision, et on aurait pu très bien s’en tenir là si la question du rapport entre les femmes et l’Église n’avait pas brusquement enflé de nos jours. Reprenons les éléments fournis par Grégoire de Tours : c’est une autorité qui parle (« un des évêques »), et il profère une énormité (« une femme ne pouvait être dénommée homme », à prendre ici au sens le plus fort, c’est-à-dire qu’une femme ne peut être considérée comme un être humain). Pour les opposants à l’Église la cause est entendue : celle-ci nie que les femmes aient une âme à travers la parole d’un évêque qui avait mis la chose en doute ! Notons au passage que nombre de nos contemporains, qui profèrent une pareille ineptie, sont bien plus radicaux que l’évêque du VIe siècle qui s’est si malheureusement exprimé à Mâcon, puisqu’ils estiment eux que ni l’homme ni la femme n’ont d’âme !

 

Malheureusement pour eux, Grégoire de Tours n’arrête pas là son récit et poursuit en montrant que l’évêque en question devait être dans un état second (« toutefois il se calma ») et que ses collègues, éberlués (mais aussi peut-être agacés par tant d’imbécillité : le « laissé de côté » montre que beaucoup ont jugé inutile de s’étendre trop sur ce sujet), ont ressenti le besoin de l’informer de deux ou trois petites choses qui avaient dû lui échapper dans l’enseignement autorisé de l’Église, à commencer par l’Écriture sainte (« lui ayant expliqué… »). En fait cet évêque ne maîtrisait pas le latin le plus élémentaire, croyant que le mot « homo » signifiait seulement « mâle ». Il n’est même pas exclu que l’intéressé ait cru briller en faisant une remarque qu’il croyait très pertinente ! On comprend mieux que ses collègues aient pu être atterrés et aient ressenti le besoin de lui citer le texte de Genèse, 1, 27 (« mâle et femelle il les créa ») que manifestement il ignorait.

 

Cette discussion a été jugée d’un niveau tellement attristant qu’elle ne fut même pas consignée dans les décrets conciliaires, qui évoquent cependant plusieurs fois les femmes (canons 1, 2, 3, 12, 20[10]). C’est donc la parole d’un idiot, ayant provoqué la réprobation générale, qui est présentée comme parole d’Église, selon l’habituel amalgame qui consiste à confondre la partie avec le tout, en l’occurrence un évêque avec l’Église catholique : c’est un peu comme si, pour juger de l’orientation d’un parti, on se contentait de faire la somme des déclarations de ses élus ! Le résultat serait à coup sûr amusant sur le plan formel, mais attristant pour l’image qu’il donnerait de la politique ! Pour comprendre ce qu’il est, peut-être serait-il plus prudent de lire le programme de ce parti plutôt que les déclarations intempestives de ses membres : c’est ce « programme » de l’Église concernant les femmes que l’on va maintenant lire.

 

La place des femmes dans l’Église

 

Il existe plusieurs façons pour l’Église de s’exprimer en tant que telle (on appelle cela le « magistère ») : c’est même sa caractéristique propre que de l’avoir toujours fait, ce que ses détracteurs lui reprochent d’ailleurs, en ne comprenant pas que l’Église ne se comporte pas exactement comme les autres sociétés humaines. Ces façons, ce sont des textes ou des actes, dont les plus courants et solennels sont les actes conciliaires, les encycliques, les béatifications, les canonisations, et les élévations au titre de docteur de l’Église. Ce n’est pas le lieu de revenir ici sur la nature de ces actes, ni sur l’histoire de leur mise en place, mais il n’est pas inutile de savoir qu’ils ont plusieurs fois traité de la conception de la femme, et qu’ils sont les seuls autorisés à rendre compte de la pensée de l’Église.

 

On avance parfois l’idée que l’Église n’a jamais voulu donner qu’une part minime aux femmes, sous le prétexte qu’elle ne leur permet pas l’accès au sacerdoce : le problème vient du fait que celui-ci est présenté à l’opinion comme une sorte de récompense suprême, conception dont on ne trouvera pas le moindre le fondement dans quelque texte du magistère que ce soit. Par contre, le même magistère a toujours présenté clairement comme des degrés dans la perfection, la béatification et la canonisation, dans l’ordre de la sainteté, et le titre de docteur de l’Église, dans l’ordre intellectuel. Or que constate-t-on : ni en part, ni en notoriété, les femmes n’ont de place seconde dans ces hiérarchies.

 

Dans le cercle très restreint des trente-trois docteurs de l’Église, trois sont des femmes : les saintes Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, et Thérèse de Lisieux. La sécheresse de bien des notices de dictionnaires ne renseigne guère sur ces belles figures, et on oublie même fréquemment de noter qu’elles ont été élevées à la dignité de docteur de l’Église. Or il n’est pas anodin de savoir que la première était analphabète et n’avait pas hésité à admonester le pape en public, et que la dernière était une jeune fille de vingt-quatre ans qui n’avait fait que noter ses impressions sur des carnets dans un langage certes enfantin mais qui toucha des millions de gens à travers le monde. Si jamais on trouve ce « quota » trop faible, on observera la composition de nos assemblées politiques, et celle de nos grandes Académies, qui ressemblent encore souvent à des clubs anglais. Si on objecte que les femmes n’ont accédé au rang de docteur de l’Église que fort tardivement, ce qui est vrai (1970, et 1997 pour la dernière), on consultera alors son « calendrier des PTT », ou une liste plus érudite de noms de saints et bienheureux[11] : les femmes y sont au moins aussi nombreuses que les hommes. Parmi ces noms, il en est de prestigieux que ceux des hommes n’éclipsent pas, à commencer par celui de la Vierge — dont il n’est encore jamais venu à l’idée de personne de mettre en doute qu’elle fût une femme — et en poursuivant par ceux des saintes Anne (patronne du Québec), Bernadette, Brigitte (patronne de l’Irlande), Clotilde, Élisabeth de Hongrie, Geneviève, Jeanne d’Arc (patronne secondaire de la France après la Vierge Marie), Marguerite d’Écosse…

 

On pourra regretter, parfois à juste titre, que les catholiques et parmi eux les clercs n’aient pas toujours fait leur la pensée de l’Église, et on trouvera immanquablement de nombreux épisodes qui ne sont pas à leur honneur, mais on devra aussi observer que la doctrine catholique n’a jamais varié depuis le Christ jusqu’à nos jours : c’est ce que rappelait le pape Jean-paul II dans une de ses lettres apostoliques (cf. encadré infra). On ne trouve pas toujours de prises de position si claires dans la société civile, où les attitudes de dédain envers les femmes, ouvertes ou diffuses (bien des parlementaires femmes ont des choses à dire sur le comportement de leurs collègues masculins), illégales ou légales (minitel, sites Internet, téléphones et affiches qualifiés pudiquement, si l’on peut dire, de « roses ») continuent d’être répandues.

 

Ce que Jean-Paul II dit des femmes

 

« Le texte biblique fournit des bases suffisantes pour que l’on reconnaisse l’égalité essentielle de l’homme et de la femme du point de vue de l’humanité (…). Il est universellement admis — et cela même par ceux qui ont une attitude critique à l’égard du message chrétien — que le Christ s’est fait auprès de ses contemporains l’avocat de la vraie dignité de la femme et de la vocation que cette dignité implique (…). Quand on parcourt les pages de l’Évangile, un grand nombre de femmes, diverses par l’âge et la condition défilent sous nos yeux (…). Dans tout l’enseignement de Jésus, et aussi dans son comportement, on ne trouve rien qui reflète la discrimination de la femme, habituelle à son époque. Au contraire, ses paroles et ses actes expriment toujours le respect et l’honneur dus à la femme (…). L’attitude de Jésus à l’égard des femmes rencontrées sur son chemin au cours de son ministère messianique est le reflet de l’éternel dessein de Dieu qui, en créant chacune d’elles, la choisit et l’aime dans le Christ (…). Tout ce qui a été dit sur l’attitude du Christ à l’égard des femmes confirme et éclaire dans l’Esprit Saint la vérité sur l’égalité de l’homme et de la femme. On doit parler d’une radicale "parité" (…). La femme est celle en qui l’ordre de l’amour dans le monde créé des personnes trouve le lieu de son premier enracinement. L’ordre de l’amour appartient à la vie intime de Dieu lui-même, à la vie trinitaire (…). La force morale de la femme, sa force spirituelle, rejoint la conscience du fait que Dieu lui confie l’homme, l’être humain, d’une manière spécifique ».

 

Jean-Paul II, Lettre apostolique Mulieris dignitatem (la dignité des femmes), 15 août 1988, passim.

 

 

 

L’Église et la science

 

« E pur si muove »

 

On connaît la célèbre répartie prêtée à Galilée, une fois après avoir abjuré : on n’en trouve en fait la première mention qu’en 1757. Passons, car après tout, ce mouvement d’humeur serait bien dans la manière du personnage. Ce qui est tout à fait faux par contre, c’est l’hostilité prêtée à Galilée envers les clercs, et par là envers l’Église : si on excepte l’épisode de la comparution devant la Commission du Saint-Office (deux jours dans une vie de soixante-dix-huit ans !), ses relations avec le clergé furent très chaleureuses, entre autres avec le pape Urbain VIII, qui lui offrit sa protection. Il n’empêche que — comme l’a reconnu Jean-Paul II qui s’adressait le 31 octobre 1992 à l’Académie pontificale des Sciences, dont nous reparlerons —, les membres de la Commission qui ont auditionné Galilée n’ont pas toujours fait preuve de la souplesse et de l’humanité qu’on aurait pu attendre d’eux. Pour autant, il ne s’agissait pas d’idiots, et il se peut même que quelques uns aient pu être acquis aux idées nouvelles sur le système solaire — comme c’était le cas de plusieurs prélats de la Curie —, mais ils n’ont pas mis longtemps à mettre Galilée face à ses incohérences et aux insuffisances de sa démonstration.

 

Galilée n’avait en effet rien fait pour arranger les choses : il avait abusé de l’imprimatur (droit d’imprimer qu’il était alors obligatoire de demander) qui lui avait été accordé sous réserve de rester dans des limites claires dont il n’a eu cure. Par ailleurs, là où Copernic avait eu la prudence de publier son ouvrage en latin (De revolutionibus orbium cælestium), limitant ainsi l’impact de ses théories au monde savant, Galilée les publia en italien (Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, Ptolemaico e Copernico, 1632) ce qui mettait le débat sur la place publique. Or Galilée refusa de nuancer les propositions exposées dans son Dialogue, dont certaines sont indéniablement fausses, affirmant sa théorie (l’héliocentrisme) sans l’étayer de façon suffisante sur le plan scientifique, mais recourant au contraire abondamment à l’Écriture sainte… alors que les membres de la Commission lui opposaient des arguments scientifiques et refusaient d’impliquer la foi dans cette affaire. En clair, c’est très exactement l’inverse de la situation qu’on imagine habituellement ! Si l’intuition était bien du côté de Galilée, la rigueur scientifique ne l’était pas !

 

Ce qui rend l’affaire douloureuse, nous l’avons dit, c’est la façon dont les membres de la Commission menèrent les débats : il ne sert à rien de le nier, et d’ailleurs personne ne l’a jamais fait ! Mais il convient aussi de se souvenir, que la hiérarchie catholique s’est montrée plus que coulante avec Galilée, et ceci avant et après « l’affaire » : maintenu en une résidence surveillée plus que supportable, il put poursuivre ses travaux, et la France, parmi d’autres, fit un excellent accueil à ses thèses, en la personne de… l’abbé Marin Mersenne, ami des savants (Descartes, Pascal, Torricelli…) auquel on doit plusieurs découvertes dont le calcul de la vitesse du son.

 

Une foule de grands savants qui sont des hommes de foi

 

Le plus scandaleux dans l’exploitation d’ailleurs tardive de l’affaire Galilée (à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, par les « Lumières »), c’est qu’elle laisse supposer que le scientifique était un sceptique. On ne le dit jamais vraiment, mais tout est fait pour le laisser penser : or Galilée était indéniablement un homme de foi qui n’a cherché en rien à ébranler les bases théologiques du catholicisme, et qui aurait au contraire bien voulu leur faire dire plus qu’elles ne le pouvaient.

 

De même qu’elle ne manque pas de saints, l’Église ne manque d’ailleurs pas de scientifiques de renom qui furent de bons catholiques, à commencer par Nicolas Copernic qui fut chanoine, mais aussi Blaise Pascal, Grégor Mendel qui était abbé augustinien, Édouard Branly, Pierre Duhem, et le docteur Jérôme Lejeune, pour ne citer que les plus célèbres. Le cas des professeurs Branly, Duhem et Lejeune, montre même qu’il ne fait pas bon être trop catholiques aux yeux des cercles scientifiques, où on nourrit parfois une sorte de « complexe de Galilée » qui confine au maladif.

 

L’Académie pontificale des sciences

 

Mieux que de se contenter de voir germer en son sein des savants de renom, l’Église a toujours été à la pointe de la recherche scientifique : doit-on rappeler que c’est elle qui a créé les Universités et les collèges, et qui, depuis le concile de Trente (achevé en 1563) a couvert l’Occident d’un réseau d’écoles paroissiales, qu’elle avait créées déjà auparavant dans bien des endroits ? Doit-on rappeler que les collèges jésuites furent des modèles du genre, même s’ils n’étaient pas exempts de certaines faiblesses (dont une petite tendance au déisme) : les efforts déployés par les maîtres de ces écoles pour former des Voltaire n’a eu d’égal que la haine trouble que leur vouèrent leurs anciens élèves. Ceux-ci et leurs amis savaient bien ce qu’ils faisaient en obtenant la fermeture de ces collèges et l’expulsion des jésuites de France en 1762 : la route de leurs ambitions était désormais libre, et ils pouvaient faire prendre leur philosophie pour de la lumière, comme on fait prendre des vessies pour des lanternes.

 

Sait-on aussi que le premier concile du Vatican (arrêté en pleins travaux par la guerre franco-prussienne de 1870), — et dont on a surtout retenu la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale —, a rejeté symétriquement le rationalisme et le fidéisme, selon lesquels les voies de la connaissance se seraient respectivement réduites à la raison ou à la foi (Constitution Dei Filius) ? Le contenu de cette Constitution n’était pas une découverte récente de l’Église, mais s’appuyait sur des principes énoncés depuis… quatorze siècles, en une chaîne qui relie les Pères conciliaires de 1870 à saint Augustin (430 †), en passant par les saints Anselme (1109 †), Albert le Grand (1280 †) et Thomas d’Aquin (1274 †), et les Pères conciliaires de Trente (1545-1563). Tous, auraient pu revendiquer le fameux « credo ut intellegam, intellego ut credam » (je crois afin de comprendre, je comprends afin de croire) de saint Augustin.

 

On sait peut être encore moins que le Vatican dispose d’une des plus prestigieuses académies scientifiques du monde, depuis la création en 1937 de l’Académie pontificale des Sciences, à l’initiative du pape Pie XI, Paul VI lui ayant donné ses statuts actuels en 1976. Cette Académie ne reçoit aucune consigne du Saint-Siège qui ne fait que lui soumettre des questions, et ne se préoccupe pas des opinions de ceux qui sont appelés à y entrer (elle est pontificale et non catholique), mais seulement de leurs compétences : ainsi, sous le pontificat si décrié de Pie XII, l’Académie promut-elle les travaux de savants juifs de renom durant la seconde guerre mondiale (dont ceux de Rita Levi-Montalcini, prix Nobel de médecine en 1986). On voudrait que les commissions de recrutement des professeurs de l’université soient toujours aussi objectives ! C’est face à cette Académie que le pape Jean-Paul II aborda la question de l’évolutionnisme (22 octobre 1996), et l’affaire Galilée (31 octobre 1992), avec un grande liberté de parole !

 

L’Église et la liberté

 

Syllabus

 

Le mot claque, et a tétanisé les opposants à l’Église avant de les voir rugir de colère, jusqu’au 3 septembre 2000, où la béatification conjointe de Pie IX et Jean XIII a fait crier… au sacrilège ! Comment avait-on osé joindre dans la même célébration le « bon » pape Jean XXIII, qui avait écrit la « bonne » encyclique (Pacem in terris), et convoqué le « bon » concile (Vatican II), et le « mauvais » pape Pie IX, qui avait écrit la « mauvaise » encyclique (Quanta cura) et convoqué le « mauvais » concile (Vatican I) ? Cette présentation, qui a fourni l’essentiel de la trame des articles des grands quotidiens au début du mois de septembre 2000, est tellement infantile qu’on croirait qu’elle a été mise au point par les scénaristes des films d’Arnold Schwarzeneger !

 

Il est vrai que Pie IX s’était montré très imprudent en publiant le Syllabus, tout le monde s’accorde là dessus actuellement : ce mot latin signifie en effet « sommaire ». Il était facile de confondre la forme avec le fond, et on le fit, avec plus ou moins de mauvaise foi. Pour autant, le pape n’était ni inconscient ni provocateur, et il appela immédiatement de ses vœux un commentaire de son texte pour faire cesser l’incendie allumé, travail qu’accomplit un évêque français célèbre : Monseigneur Dupanloup. L’opinion n’était de toute façon guère préparée à recevoir le texte pontifical, parce que l’opposition à l’Église était alors puissante, les attaques venant de toutes parts : positivisme d’Auguste Comte, théorie darwinienne de la sélection naturelle, « christianisme rationnel » (une trouvaille !) d’Ernest Renan, socialisme marxiste…. Par ailleurs, la situation du pape était fort délicate sur le plan temporel : il était confronté à la montée en puissance du nationalisme italien, désireux de faire de Rome la capitale d’une Italie à achever de construire.

 

C’est dans ce contexte tendu que parurent l’encyclique Quanta cura et le Syllabus. L’Encyclique était plus longue à lire, on n’y prêta pas attention : elle déplorait la déchristianisation des sociétés contemporaines, et rappelait les droits de l’Église, alors souvent bafoués. Si le kulturkampf bismarckien n’était pas encore déclenché, les plaies ouvertes par la révolution française et le joséphisme autrichien étaient encore béantes : ceux qui de nos jours tirent à boulets rouges sur Pie IX, oublient, ou nient, que ces épreuves furent de véritables traumatismes pour les catholiques. Il paraissait alors trop évident pour Pie IX qu’un État qui se libérait de la tutelle de l’Église se retournait immanquablement avec violence contre elle. On sait maintenant que les choses peuvent aller autrement, mais pouvait-on l’imaginer alors ? Je laisse aux cuistres et aux inconscients le ridicule d’affirmer que bien évidemment oui.

 

Un problème de vocabulaire

 

De toute façon, ce qu’on reproche actuellement au texte n’est pas ce qu’on lui reprochait alors. En 1864, c’est sa clarté qu’on ne pardonna pas au Syllabus dans les milieux hostiles à l’Église, beaucoup plus que sa forme lapidaire, car elle ne laissait plus aucune échappatoire à nombre de mouvements déviants : l’immense majorité des catholiques ne s’y trompa pas, qui célébra la sortie du document par toutes sortes de manifestations de joie !

 

On présente souvent le Syllabus comme un revirement dans la pensée de l’Église, et comme le fondement doctrinal de l’opposition de l’Église à la liberté et au progrès, en tant que tels. Il s’agit d’une double erreur de perspective : le Syllabus n’innove sur aucun point (il reprend les propositions de trente-deux textes composés entre 1846 et 1864, et plonge ses racines dans la Tradition), et il vise le chemin que prenaient le libéralisme et le progressisme à l’époque, c’est-à-dire des voies ouvertement anti-catholiques. Les mots libéralisme et progressisme ne recouvraient d’ailleurs pas ce que nous appelons de nos jours avec les mêmes mots : le terme libéralisme évoquait alors le très antique débat à propos de la nature des relations entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, quant à progressisme, il visait la foi irraisonnée mise par certains dans les pouvoirs de la seule science.

 

Que nombre d’expressions soient malheureuses dans le Syllabus et ne puissent plus être reprises à l’identique actuellement, c’est un fait, mais quand on lit le texte, on ne peut pas lui faire dire qu’il constituait une attaque systématique contre ce que la société moderne contenait de bon. Le pape affirmait en effet que « [c’est une erreur de dire] que la doctrine de l’Église catholique est opposée au bien et aux intérêts de la société humaine » (proposition 40). Par ailleurs, le Syllabus rappelait les références des documents d’Église qui avaient condamné le socialisme et le communisme, avec un esprit visionnaire dont manquèrent passablement les dirigeants contemporains, lesquels ne virent longtemps dans cette idéologie qu’un mouvement de pensée négligeable et inoffensif ! On sait maintenant ce qu’il en est ! Quant au panthéisme, au rationalisme, à l’indifférentisme…, eux aussi condamnés par le Syllabus, on ne pouvait tout de même pas espérer que l’Église les trouvât acceptables !

 

Un amour viscéral de la liberté et du progrès

 

L’interminable chapelet des prêtres, évêques, religieux, religieuses et laïcs, qui ont donné et continuent de donner leurs vies pour ceux qui n’ont aucune liberté et dont les droits sont bafoués, montre bien où est la pratique jamais démentie de l’Église, et de quel bord elle est : c’est celui de la liberté, que le pape Léon XIII, qui devait succéder en 1878 à Pie IX, devait prendre comme titre-programme d’une de ses encycliques (Libertas, 1888).

 

Sait-on que dans bien des domaines vitaux pour la liberté, l’Église a devancé les États, amorçant le débat sur l’exploitation coloniale pour aboutir à sa condamnation (la fameuse « controverse de Valladolid » en 1550), dénonçant les barbaries modernes (Pie XI, en 1931 non abbiamo bisogno contre le fascisme, en 1937 Mit brennender Sorge contre le nazisme, et la même année Divini redemptoris contre le communisme), et pestant contre l’égoïsme de nos sociétés. On aura grand profit à lire ce que Jean-Paul II (par exemple dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis, 1987), et le Catéchisme de l’Église catholique (1992) disent sur l’immigration, la destination universelle des biens, les droits des minorités… : ils ne s’appuient que sur la Tradition de l’Église. Beaucoup auront bien des surprises s’ils acceptent d’entamer la lecture de ces textes et de la mener jusqu’au bout, sans s’en remettre à un rapide résumé pêché dans une chronique ou un éditorial.

 

Pour ce qui concerne le progrès, on a déjà souligné combien l’Académie pontificale des sciences est un modèle du genre depuis sa création, mais on rappellera avec force qu’elle n’est que l’aboutissement d’un compagnonnage, parfois houleux, le plus souvent heureux, avec ce que l’esprit humain est capable de produire de meilleur dans le domaine des sciences ou des arts. L’Église n’a même jamais cessé de proclamer que l’homme a été fait à l’image de Dieu, corps et intelligence : comment peut-on dire plus clairement en quelle estime elle tient l’homme ? On peut même estimer qu’il y a une analogie entre l’acte de foi et la dynamique scientifique, Jean Delumeau expliquant le grand mouvement de découvertes qui prit place à la charnière des XVe et XVIe siècles par un « double désir de s’enrichir et d’élargir le domaine de l’Église du Christ » (La civilisation de la Renaissance, Les grandes civilisations, Arthaud, Paris, 1984, p. 43), « s’enrichir » devant être pris dans tous les sens du terme.

 

Contre tous les pessimismes et les nihilismes du monde, l’Église continue de s’émerveiller de la dignité ainsi conférée à l’homme dans lequel elle refuse de voir un simple amas de chair et d’os mû par des réactions chimiques, enseignant au contraire qu’il est le sommet de la Création. Il n’est pas sûr que ceux qui mettent en cause l’enseignement de l’Église aient une aussi haute idée de l’homme : c’est certainement ce qu’il veulent cacher.

Michel FAUQUIER
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[1] Quatre et peut-être cinq millions en janvier 1995, à Manille (ce qui en fait le plus grand rassemblement connu de toute l’histoire), et deux millions en août 2000, à Tor Vergata près de Rome.

[2] On pourra se référer à l’excellente synthèse intitulée 100 points chauds de l’histoire de l’Église, publiée en 1979 par les Équipes Résurrection aux éditions Desclée de Brouwer, ainsi qu’aux grandes histoires traditionnelles de l’Église (Fliche et Martin, Daniel-Rops) disponibles dans toutes les grandes bibliothèques, et aux synthèses récentes, publiées au Seuil (Nouvelle Histoire de l’Église) ou en cours de parution chez Desclée de Brouwer (Histoire de Christianisme).

[3] On pourra lire avec intérêt ce qu’en dit le cardinal archevêque de Paris, S. Em. Mgr Jean-Marie Lustiger, dans la profonde réflexion qu’il a livré sous la forme d’un ouvrage intitulé Pour l’Europe, un nouvel art de vivre, publié en 1999 aux Presses Universitaires de France.

[4] Le mieux, comme toujours en histoire, est de partir du texte même de cet appel : on mesurera combien la distance est grande entre ce que l’Église appelait de ses vœux et ce que devinrent les croisades, le pape ayant demandé aux catholiques « d’apporter une aide opportune aux adorateurs du Christ » et non de massacrer à tout va (texte de Foucher de Chartres cité dans Régine Pernoud, Les hommes de la croisade, Fayard/Tallandier, Paris, 1982, p. 39) !

[5] La lecture du livre du R.P. Pierre Blet (Pie XII et la seconde guerre mondiale : d’après les archives du Vatican, Perrin, Paris, 1997) suffit à faire taire tous les procureurs qui ont donné de la voix pour faire mentir la réalité, depuis l’odieuse pièce de Rolf Hochhuth (Le Vicaire, Seuil, Paris, 1963) qui, la première, a instillé le soupçon, jusqu’à la traduction en 1999 du récent brûlot de John Cornwell intitulé Hitler’s pope. La finesse du titre (si dure, que l’éditeur français, Albin Michel,  a préféré traduire « le pape et Hitler » et non « le pape d’Hitler ») et de l’illustration de couverture (elle montre Pie XII frappé d’un grand svastika !), donne une bonne idée du contenu : si le sujet n’était pas dramatique, on pourrait dire qu’il y a vraiment de quoi rire.

[6] On trouvera la totalité des textes de cette journée réunis sous le titre Pardonner et demander pardon : la journée du pardon, dimanche 12 mars 2000, Pierre Téqui, Paris, 2000.

[7] On trouvera un bon état de la question à travers les deux volumes consacrés à Jésus par le père René Laurentin (La vie authentique de Jésus-Christ, 2 vol., Fayard, Paris, 1996). Il prouve à la fois, et de façon irréfutable, l’historicité de Jésus — que ne remet plus en cause aucun historien sérieux — et l’impossibilité de le réduire à une simple dimension humaine.

[8] Annales, 15, 44 : « Néron supposa des accusés et frappa des peines les plus raffinées les gens, détestés à cause de leurs mœurs criminelles, que la foule appelait "chrétiens". Celui qui est à l’origine de ce nom est Christ (...). Cette exécrable superstition faisait sa réapparition (...) aussi à Rome où tout ce qui est, partout, abominable et infâme vient aboutir et se répand ».

[9] Gérard Cholvy a récemment donné un Être chrétien en France au XIXème siècle : 1790-1914, édité en 1997 au Seuil, après avoir co-rédigé chez Privat une étude en trois volumes, intitulée Histoire religieuse de la France contemporaine : 1880-1930, qui vient d’être rééditée après être parue une première fois à partir de 1985.

[10] Les canons des conciles mérovingiens (VIe-VIIe siècles), 2, Jean Gaudemet & Brigitte Basdevant éd., Sources Chrétiennes, 354, Cerf, Paris, 1989, p. 428 sq.

[11] On pourra se faire une idée de cette richesse à partir du remarquable ouvrage publié en 1999 par les éditions Mame/Plon sous la direction de l’archevêque de Strasbourg, S. E. Mgr Joseph Doré, sous le titre Le livre des merveilles.

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