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Introduction à l’histoire de l’Eglise

Conférence donnée dans le cadre du cercle « bienheureux Taupin du Cormier »,

à Laval le 17 décembre 1999

et au Lycée de la Perverie, à Nantes en juin 2000

En demandant à ses disciples, et tout particulièrement à ses apôtres, de répandre son message, Jésus-Christ posait les bases d’une institution nouvelle qu’il avait commencé à structurer : l’Eglise, « communauté » au sens étymologique (™kklhs…a), en l’occurrence communauté de ceux qui croient en Jésus-Christ et à son message. Comme tout fait humain ou constaté par l’homme, l’Eglise pouvait devenir objet d’histoire, et elle le devint très tôt, pour des raisons d’ailleurs très étrangères à la perspective annalistique, mais plutôt liées à des motivations politiques, polémiques ou apologétiques. L’histoire de l’Eglise n’a cessé depuis de susciter l’intérêt de ses membres comme celle des chercheurs et, plus largement du public : cette histoire a varié dans sa forme comme dans son fond, elle a exploré des pistes et usé de méthodes nombreuses et variées, elle continue d’être l’objet de débats parfois violents, souvent mal informés et alors dictés par des intentions plus ou moins pures qui masquent mal le déficit de connaissances et de pensée de ceux qu’elles habitent.

Une des causes de la mauvaise qualité des échanges qui de nos jours ont pour objet l’histoire de l’Eglise, réside dans l’oubli d’une précaution élémentaire et préalable qui caractérise le bon historien : la définition de son sujet. C’est à cette définition que nous consacrerons la première partie de notre réflexion.

Après avoir défini le champ de l’histoire de l’Eglise, nous verrons comment elle a été écrite, à partir des approches croisées des chrétiens et des non-chrétiens, des clercs et des laïcs, ce qui lui donne une incroyable richesse, malheureusement mal connue du public, ou en tous cas peu exploitée par lui. Nous tenterons de montrer l’intérêt et les limites propres de chacune des grandes histoires de l’Eglise dues à la production française.

Tout au long de ce parcours, nous garderons présent à l’esprit que les enjeux qui président à l’écriture de l’histoire de l’Eglise, mais aussi à sa lecture par le public, touchent une réalité vivante qui continue d’agir dans le monde : du simple point de vue statistique, elle n’a même jamais été aussi vivante et active. Par là même, on prendra conscience, de l’importance qu’il y a de bien connaître cette histoire pour correctement cerner la place que l’Eglise peut avoir dans notre société, et le rôle qu’elle peut y jouer.

1 : l’Eglise : une histoire difficile à écrire.

Réalité humaine, l’Eglise est aussi une réalité spirituelle : la prise en compte équilibrée de ces deux réalités n’est pas chose facile pour l’historien, et quand il ne recherche pas l’équilibre dans son étude, l’historien multiplie les erreurs d’interprétation et accroît le malentendu qui plane au dessus de l’histoire de l’Eglise, depuis qu’elle est écrite. Le développement d’une nouvelle approche historique a permis d’ouvrir des pistes nouvelles qui devraient permettre de réconcilier les visions traditionnelles, même si son application à l’histoire de l’Eglise n’est encore que partielle. La difficulté à rendre compte d’une histoire qui échappe en partie au champ historique traditionnel, rend d’autant plus nécessaire une juste définition de l’Eglise, sans laquelle aucune analyse historique ne saurait être saine.

1.1 : l’Eglise : un concept délicat à saisir dans son ensemble.

1.1.1 : la nature controversée de l’Eglise.

Les plus anciens symboles connus — qui trouvent leur achèvement dans la forme officielle du symbole rédigé lors du premier concile oecuménique tenu à Nicée en 325 —, proclament que l’Eglise est une, sainte, catholique et apostolique.

L’historien contemporain, s’il s’accorde avec les Pères conciliaires pour dire de l’Eglise qu’elle est apostolique, ne leur concède que rarement les trois autres points : pour lui l’Eglise est éclatée, parfois peu édifiante, et ne peut pas prétendre à une audience universelle, ce qui est précisément le sens de l’adjectif « catholique ». D’un côté l’Eglise se définit tout en se qualifiant, de l’autre, un observateur extérieur trace un portrait critique de l’institution ecclésiale.

1.1.2 : l’Eglise et Jésus : un même problème épistémologique.

Il est symptomatique de remarquer que le débat sur la nature de l’Eglise, et donc sur la façon d’écrire son histoire, n’est que le reflet, amplifié, de celui qui, depuis l’origine, a pour objet la nature de Jésus : toutes les hérésies qu’a connu l’Eglise, sont sorties de ce débat, soit qu’on ait trop surévalué la part humaine de Jésus, jusqu'à ne plus voir en lui qu’un homme, soit qu’on ait commis l’erreur inverse, en ne voyant plus en lui que le dieu. Il est parlant de voir le même concile, en l’occurrence celui de Nicée en 325, définir dans un même symbole de foi la nature de l’Eglise, et celle du Christ, pour répondre au défi théologique lancé par l’hérésie arienne.

Plus radicale fut la tentative avortée de remettre en cause l’existence même de Jésus, ce qui avait pour seul avantage de faire taire le débat en en asséchant la source, mais qui ne reposait sur aucun argument sérieux. On trouvera un bon état de la question à travers les deux ouvrages consacrés à Jésus par le père René Laurentin (La vie authentique de Jésus-Christ, 2 vol., Fayard, Paris, 1996), et qui prouvent à la fois et de façon irréfutable, l’historicité de Jésus et l’impossibilité de le réduire à une simple dimension humaine.

1.1.3 : les risques d’une approche déséquilibrée.

La prééminence accordée à l’une des deux dimensions de l’Eglise — la spirituelle ou la temporelle —, pour ne pas parler de règne sans partage d’une de ces deux dimensions dans certaines études, explique pour une grande part l’accumulation des malentendus et des contresens qui peuplent l’histoire de l’Eglise depuis la relation par l’historien romain Tacite[1], de l’incendie de Rome en 64 — incendie imputé aux chrétiens par l’empereur Romain Néron —, jusqu’à la biographie de Jésus due récemment au chroniqueur Jacques Duquesne (Jésus, Desclée de Brouwer & Flammarion, Paris, 1994) et qui va bientôt être portée à l’écran. Ces deux écrits, qui prétendent rendre compte, le premier de la vie et des croyances des communautés chrétiennes du Ier siècle, le second de la personne de Jésus et de la vie de la communauté apostolique, ont deux points en commun, à près de deux millénaires de distance : d’une part, ils n’ont pas aperçu la dimension divine de l’Eglise et du Christ — ce qui, excusable pour le païen qu’était Tacite est plus difficilement explicable chez un homme se prétendant chrétien —, et d’autre part, leurs thèses ont été totalement invalidées par la communauté scientifique.

A l’inverse, les histoires qui ont rempli l’entre-deux, au moins jusqu’au XVème siècle, ont souvent commis l’erreur inverse, en surévaluant les données spirituelles dans leur analyse. Le plus célèbre exemple de déséquilibre est fourni par la Légende dorée due à l’archevêque dominicain de Gènes à l’extrême fin du XIIIème siècle : Jacques de Voragine. Celui-ci fit la collection des plus édifiants récits de miracles recensés jusqu'à son époque, avec assez peu de sens critique, mais beaucoup de succès, son œuvre ayant largement nourri l’imaginaire des artistes jusqu'à nos jours.

Comment, dans ces conditions peut-on concilier les deux approches pour faire une histoire de l’Eglise équilibrée, qui ne sous-estime ni sa dimension spirituelle, ni sa dimension temporelle ? C’est cette difficulté qu’a permis de résoudre une nouvelle approche, l’histoire des mentalités.

1.2 : l’histoire des mentalités : une approche renouvelée.

1.2.1 : la pensée est un fait.

En fait, le développement récent d’une nouvelle approche historique, qualifiée par commodité d’histoire des mentalités[2], a montré qu’une doctrine, comme un événement factuel, sont tous deux des faits de même valeur, même s’ils ne sont pas de même nature. Une bonne histoire de l’Eglise devrait donc intégrer le récit de ce que l’Eglise a fait, et tenir compte de ce qu’elle a dit d’elle-même, ainsi que de ce que d’autres ont dit d’elle.

Peut être est il important de préciser que l’histoire des mentalités ne trouve pas son origine dans le milieu catholique et ne s’est pas d’abord appliquée de façon majoritaire au domaine religieux, mais au domaine social : ses pionniers sont Jules Michelet (La sorcière, en 1862), Lucien Febvre (Un destin, Martin Luther, en 1928 ; le problème de l’incroyance au XVIème siècle, et La religion de Rabelais en 1942), et Robert Mandrou (l’histoire des mentalités, Encyclopaedia Universalis, Paris, 1962).

1.2.2 : une approche encore mal connue du public.

C’est assez naturellement finalement, bien qu’indirectement, que l’histoire des mentalités a été appliquée à l’histoire religieuse, permettant de réintégrer la part de mystère inévitable que contient une Eglise qui plonge ses racines en dehors même de la matérialité, puisqu’elles sont spirituelles.

Encore trop récente, et difficile d’accès car nécessitant une vaste culture, l’histoire des mentalités n’a malheureusement encore atteint le grand public que rarement  : on en trouvera l’expression la plus remarquable dans l’œuvre de Gérard Cholvy qui a récemment donné un Etre chrétien en France au XIXème siècle : 1790-1914, Seuil, Paris, 1997, après avoir co-rédigé une étude plus ample intitulée Histoire religieuse de la France contemporaine : 1880-1930, 3 vol., Privat, Toulouse, 1989.

1.2.3 : une approche nécessaire : réintégrer les réalités invisibles.

Personne ne nie, même si on l’a parfois sous-évaluée, la dimension temporelle de l’Eglise (cf. supra), le Christ lui-même s’étant incarné. La question est de savoir si cette dimension résume l’Eglise, et donc, si elle suffit à la définir. On pourra objecter que l’Eglise n’a de dimension spirituelle que pour les croyants, particulièrement les catholiques qui forment ce qu’on appelle l’Eglise.

A cet argument parfaitement recevable, l’histoire des mentalités permet d’ajouter qu’il est tout aussi exact que c’est une certitude que l’Eglise a une dimension spirituelle pour les catholiques, mieux, que cette dimension spirituelle est première pour eux, parce qu’elle est le lieu de leur espérance. Qui se ferme à l’intégration de cette dimension dans une démarche scientifique d’étude de l’Eglise se ferme à la compréhension de l’Eglise et se trouve obligé de faire constamment appel à des déterminants, que l’on pourrait qualifier grossièrement de « matériels », pour rendre compte des phénomènes qu’il observe : ainsi, pour le psychanalyste, le martyre n’est-il qu’un névrosé, pour le marxiste le miracle n’est qu’une forme d’aliénation des masses etc. Ces apparences de réponses ne résolvent rien, elles sont le moyen que l’homme contemporain a trouvé pour se rassurer en évitant d’avoir à se confronter à sa destinée, et d’y trouver une dimension qui le dépasse : le martyre fait peur parce qu’il témoigne d’une réalité qui fait peur[3].

C’est donc en prenant conscience de ce qu’est réellement l’Eglise qu’on évitera les écueils qui affaiblissent et parfois disqualifient certaines approches.

1.3 : ce qu’est l’Eglise.

1.3.1 : l’Eglise : une, sainte, catholique et apostolique.

On aura compris la nécessité d’intégrer les deux pôles de l’Eglise dans le cadre d’une réflexion historique large, on aura surtout compris que ce n’est pas d’abord une question de foi, mais d’honnêteté.

En ce sens, l’Eglise est bien une parce que unie par une seule foi, une seule espérance et une seule charité, elle est bien sainte parce qu’elle ne groupe que des sanctifiés par le baptême, elle est bien catholique car elle s’adresse à tout homme et partout, et elle est bien apostolique car elle plonge ses racines dans la mission confiée aux apôtres par le Christ.

L’Eglise est donc l’ensemble de ceux qui, unis au Christ par la foi, et intégrés par le baptême en un corps dont le Christ est la tête, réunit en un vaste pèlerinage ceux qui depuis deux millénaires vivent dans l’espérance du salut annoncé voilà bientôt deux millénaires. On distinguera alors ce qu’on appelle l’Eglise catholique, qui ne regroupe que ceux qui reconnaissent au successeur de Pierre une prééminence se traduisant par une autorité spirituelle supérieure, de l’Eglise au sens générique, qui regroupe tous les chrétiens, de quelque confession qu’ils soient. Même si, à juste titre, les catholiques peuvent regretter les déchirures qui ont morcelé l’unique tunique du Christ, il n’appartient pas à l’historien de l’Eglise de considérer que les autres confessions chrétiennes ne le concernent pas.

1.3.2 : chrétien : une vocation difficile.

L’apostolicité de l’Eglise, on l’a déjà dit n’est pas un problème qui divise les croyants et les historiens : c’est un fait temporel pour les deux, même si les premiers y ajoutent une dimension spirituelle, que l’histoire des mentalités peut permettre d’observer.

La difficulté vient du contre témoignage que donnent de nombreux chrétiens dans les domaines de l’unité, de la sainteté, et de la catholicité, et qui sont d’autant plus amplifiés que les moyens de communication modernes en permettent le diffusion immédiate — donc sans le recul nécessaire souvent —, et très large, ce qui oblige à en faire un résumé recevable par tout homme à la surface de la terre, au détriment de la vérité souvent complexe à exposer.

Ces contre-témoignages dont sont coupables les chrétiens sont aussi vieux que l’Eglise, et semblent donc se confondre avec son histoire : c’est Judas qui a livré le Christ, c’est Pierre qui l’a renié, ce ne sont que les catholiques qui peuvent trahir l’Eglise, mais il importe de bien prendre conscience que comme Judas et Pierre n’atteignirent la sainteté du Christ, les catholiques n’ont jamais pu atteindre la sainteté de l’Eglise , qui n’est pas temporelle. En fait, les chrétiens expérimentent dans leur vie ce que Saint Paul exprimait déjà à l’époque du Christ : la difficulté de conformer ses actes à ses paroles.

1.3.3 : distinguer l’Eglise et ses membres.

On se méfiera donc de cette facilité de langage qui consiste à confondre l’Eglise, le plus souvent sa hiérarchie en fait, et les membres de l’Eglise. Cette confusion étant universellement admise, on aura soin de discerner ce qui, dans l’histoire de l’Eglise est de son fait, et ce qui est du seul fait de ses membres, ce qui ramènera à leur juste niveau bien des débats houleux.

Prenons un exemple fameux : ce n’est pas la question oiseuse d’un évêque, au concile mérovingien de Clermont en 535, à propos de l’existence d’une âme chez la femme, qui doit cacher que ses collègues furent partagés entre l’envie de rire ou de s’indigner qu’un évêque put faire preuve de tant d’ignorance (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, 8, 20, Robert Latouche éd., Les Belles Lettres, Paris, 1995). Un historien sérieux rendra compte de l’événement en cherchant à expliquer pourquoi un évêque a pu arriver à une conclusion aussi aberrante, et rappellera que la doctrine autorisée de l’Eglise, ce qu’on appelle le Magistère, s’inscrit en faux contre cette thèse : faute de l’Eglise, non, faute d’un de ses fils, oui.

Une fois établi ce qu’est l’Eglise, et donc déterminé le champ d’application des historiens qui s’y intéressent, nous allons maintenant faire l’inventaire de leurs principales productions.

2 : de l’histoire catholique et cléricale à l’histoire chrétienne et laïque.

L’histoire de l’Eglise est née indirectement, dans le contexte difficile de la persécution, ce qui explique qu’elle a d’abord été marquée par une dimension apologétique : il fallait dédouaner les chrétiens des accusations dont ils étaient victimes jusque dans leur chair. La séparation des sciences humaines de la théologie, opérée par étapes successives et accélérées depuis le XIIIème siècle, devait aboutir à faire entrer l’Eglise dans le champ de l’histoire critique, aboutissant à mieux étayer les études d’histoire religieuse. De nos jours, les études d’histoire de l’Eglise, dont la perspective s’est élargie au christianisme dans son ensemble, connaissent un regain certain, ce sujet apparaissant certainement nouveau à des masses désormais ignorantes du domaine religieux.

2.1 : une histoire à vocation d’abord non historique !

2.1.1 : le temps de l’émergence : Evangiles, Actes des apôtres et écrits païens.

L’histoire de l’Eglise a été dès l’origine une histoire mixte : chrétiens et païens ont chacun rendu compte de ce qu’ils avaient vu. Cette première littérature ne constitue d’ailleurs pas à proprement parler une histoire de l’Eglise : celle des païens n’évoque qu’indirectement, et en les confondant souvent avec les juifs, la vie des premiers chrétiens : en fait, les auteurs païens se firent les fidèles répétiteurs des ragots, souvent infâmes, que l’on colportait à l’époque à propos des chrétiens, dont on ne comprenait ni la foi ni les moeurs, au point de fréquemment les accuser d’athéisme. les Evangiles, et les Actes des Apôtres, que l’on attribue généralement au rédacteur du troisième évangile, Saint Luc, n’avaient pas plus de prétention historique, même si les premiers relatent effectivement les faits gestes et paroles du Christ, et si les seconds témoignent de la vie des premières communautés chrétiennes : en fait, leur propos est ailleurs, il est d’annoncer une bonne nouvelle (euangelos) et sa réalisation (le « ils priaient tous d’un même cœur » des Actes des Apôtres).

2.1.2 : l’apologétique : un discours de justification.

Sur la voie de la reconnaissance, l’Eglise a suscité en son sein ceux qu’on a appelé les Apologistes : on ne peut toujours pas parler à leur propos de perspective historique. Même s’ils renseignent sur la vie des communautés chrétiennes des premiers siècles, leur intention unique est de répondre aux détracteurs du christianisme en montrant que les chrétiens sont de fidèles sujets de l’empereur, ne sont coupables d’aucune des turpitudes dont leurs ennemis les accuse, ennemis dont les convictions et les pratiques religieuses sont raillées.

Le premier de ces Apologistes est l’Athénien Quadratus qui dédia son ouvrage à l’empereur romain Hadrien en 124. C’est de nouveau aux empereurs romains de son temps, Antonin et Marc-Aurèle, que le plus célèbre des Apologistes adressa ses écrits respectivement vers 152 et vers 160. Endormie par la reconnaissance officielle du christianisme dans l’empire romain, au IVème siècle, l’apologétique ne meurt pas (au XIIIème siècle, l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin est pour partie apologétique : Somme contre les Gentils), mais ne connaît un très fort regain qu’avec l’épreuve de la réformation protestante au XVIème siècle (de grands noms comme Saint-François de Sales, Pascal ou Bossuet s’y illustrèrent) et l’épreuve révolutionnaire au XIXème siècle (Chateaubriand, La Menais, Lacordaire furent parmi les plus célèbres).

2.1.3 : une histoire à vocation interne.

Ce n’est qu’une fois l’Eglise reconnue, qu’un double mouvement s’est opéré : une histoire s’est formée au sein même de l’Eglise, et elle est devenue la chose des clercs, pour l’essentiel des moines, mais aussi parfois des évêques. Intéressante à bien des points de vue, cette première histoire avait pour but d’édifier les fidèles et de grandir l’image de l’Eglise, mais pour cela, ses auteurs estimèrent devoir gommer ce qui la ternissait, ou se contentaient de schémas explicatifs simplistes. Ils n’écrivirent d’ailleurs pas d’histoire de l’Eglise au sens où nous l’entendons, mais confondirent dans une seule et même histoire les récits bibliques et la chronique de leur temps, une des oeuvres les plus caractéristiques de cette approche étant les Dix livres d’Histoires composées au VIème siècle par Saint Grégoire de Tours, et improprement appelées Histoire des Francs. Bossuet ne fit rien d’autre au XVIIème siècle en composant son Discours sur l’histoire universelle.

Pour une part, cette façon d’écrire l’histoire de l’Eglise s’est transportée jusqu’au milieu du XXème siècle, où elle était encore unanimement enseignée dans les manuels des écoles catholiques, le peu de sens critique ou de prudence dont faisaient preuve certains de ces ouvrages, ayant nourri nombre d’attaques contre l’Eglise : deux adversaires résolus de l’Eglise, Voltaire au XVIIIème siècle, et Renan au XIXème siècle, furent formés respectivement par les jésuites, et au séminaire d’Issy-les-Moulineaux.

Soumise aux lois d’une histoire scientifique, l’histoire traditionnelle de l’Eglise croula sous les assauts qui se multiplièrent contre elle en nombre comme en intensité, avant que la mise en œuvre des nouvelles méthodes n’aboutît finalement à permettre une histoire désormais solide de l’Eglise.

2.2 : l’histoire de l’Eglise soumise à la méthode critique.

2.2.1 : la rupture positiviste : Comte et Renan.

La grande rupture, plus encore que la réformation protestante au XVIème siècle — dont la motivation était toute spirituelle —, eut lieu au XIXème siècle, lorsque la théorie positiviste de Comte fut appliquée à l’histoire de l’Eglise par Ernest Renan, ancien séminariste en rupture de ban, et esprit de grande envergure qui acheva sa carrière au Collège de France. Auguste Comte n’était que l’aboutissement d’une grande chaîne qui mena des nominalistes à ceux qui s’appelaient avec tant de modestie les « philosophes des Lumières », en passant par le cartésianisme : les Encyclopédistes, et Voltaire avant eux, avaient bien montré les premières velléités de relire l’histoire de l’Eglise en la passant au crible de la raison, mais Renan (1823-1893) alla plus loin en donnant une dimension systématique à son œuvre, qui prétendait fonder un christianisme rationnel[4].

Le marxisme n’allait faire que durcir la tendance, en pensant la religion comme un opium — entendez par là une drogue destinée à masquer la réalité —, et les Eglises comme des structures d’aliénation instrumentalisées par les dominants pour maintenir les dominés dans un état de sujétion en leur faisant miroiter un univers meilleur dans l’au-delà. Par là, le marxisme eut surtout pour effet de détourner les chercheurs touchés par son idéologie, de l’histoire de l’Eglise : il n’existe donc aucune à proprement parler d’histoire de l’Eglise de facture marxiste, même si nombre de chercheurs marxistes ont pu en étudier tel ou tel aspect, la plupart du temps indirectement.

2.2.2 : une réaction salutaire : l’œuvre du père Lagrange.

La main mise du positivisme sur les sciences humaines eut ceci de bon de les obliger à une critique sévère de leurs méthodes, et, dans le domaine de l’histoire de l’Eglise, cela devait aboutir paradoxalement à donner à une nouvelle génération de chercheurs les moyens de réfuter nombre des accusations portées contre l’Eglise et de combattre les thèses réductrices des historiens matérialistes : au Jésus de Renan, répondit ainsi avec rigueur et efficacité La vie de jésus d’après Renan (1923) du père dominicain Joseph-Marie Lagrange (1855-1938) : celui-ci travailla à fonder de façon scientifique les études bibliques, historiques et exégétiques[5].

2.2.3 : un mauvais pli pris pour longtemps.

Il n’empêche que le pli était pris : tout le monde connaît le livre de Renan, qui vient d’être de nouveau publié (collection Bouquins, Robert Laffont), mais peu connaissent celui du père Lagrange, et les manuels scolaires de la Troisième république ne manquèrent guère une occasion d’attribuer à l’Eglise manquements, noirceurs et erreurs supposés qui peuplent encore l’imaginaire populaire et forment la trame de bien des oeuvres littéraires et cinématographiques jusqu'à nos jours : on sait quel usage est encore parfois fait des croisades, de l’inquisition, des guerres de Vendée et autres sucreries du même genre qu’on brandit comme autant de condamnations toutes faites qui aseptisent la pensée.

Cependant, depuis l’œuvre de Renan, aucune entreprise historique d’envergure n’avait envisagé de relire l’histoire de l’Eglise, c’est ce vide que comblèrent plusieurs grandes oeuvres qui, jusqu'à nos jours, restent des références. Elles présentent la particularité de cesser d’être des histoires intérieures de l’Eglise, n’étant ni rédigées pour les besoins propres de l’Eglise, ni par des clercs, du moins en majorité.

2.3 : comment on écrit l’histoire de l’Eglise de nos jours.

2.3.1 : deux grandes entreprises collectives.

La première des histoires monumentales de l’Eglise est due à Messieurs Fliche et Martin, qui de 1938 à 1962, donnèrent chez Bloud et Gay une Histoire de l’Eglise en vingt-quatre volumes, menant des origines au pontificat de Pie IX (1846-1878), et qui présentait d’ailleurs la particularité d’être en fait une histoire des pontificats : c’est une mine qui n’a jamais cessé d’être pillée par bien des auteurs, mais qui n’est malheureusement plus publiée.

Cette œuvre fut arrêtée par la tenue du second concile du Vatican, qui suscita au contraire la seconde des entreprises historiques consacrée récemment à l’Eglise, dirigée aux éditions du Seuil par Messieurs Rogier, Aubert et Knowles, au Seuil, de 1963 à 1975 et appelée de façon parlante Nouvelle histoire de l’Eglise : toujours publiée, elle est souvent brouillonne, mais solide, et s’ouvre sur une remarquable réflexion sur les rapports entre foi et histoire due à Roger Aubert.

2.3.2 : l’œuvre d’un homme : le Daniel-Rops.

Œuvre d’un homme, l’Histoire de l’Eglise de Daniel-Rops, pseudonyme de Jean-Charles Henry Petiot, a eu le malheur d’être mise en chantier à une date trop proche du second concile du Vatican (le premier tome paraît en 1948), ce qui permit à ses détracteurs — lesquels n’avaient pas tous pris la précaution d’être d’abord ses lecteurs ! — de la présenter comme immédiatement dépassée.

L’argument est évidemment de mauvaise foi, et on trouvera toujours de l’intérêt à lire l’œuvre de Daniel-Rops, d’ailleurs pour partie réactualisée, dont un remarquable Jésus en son temps, qui témoigne d’une parfaite maîtrise des avancées des sciences historiques et archéologiques.

2.3.3 : les orientations actuelles.

Limitée à l’espace français, l’Histoire de la France religieuse, elle aussi publié au Seuil, et dirigée par Messieurs Rémond et Le Goff, a transformé fondamentalement la perspective traditionnelle, dans le sillage des travaux de Gabriel Le Bras : ce n’était plus l’Eglise institution qui était étudiée mais si l’on peut dire l’Eglise vécue. Il arrive cependant à certains de ses auteurs de perdre de vue que l’Eglise n’est pas l’addition des pratiques et croyances individuelles.

L’Histoire du Christianisme, actuellement en cours de publication aux éditions Desclée, ferme la marche : sorte de Fliche et Martin des années 1990, elle fait appel aux plus grandes signatures du moment et intègre tous les aspects actuels de la recherche, cessant de centrer son attention sur les pontificats et même sur l’Eglise catholique, ce qui offre au lecteur une perspective large qui intègre les histoires des autres confessions chrétiennes. C’est de loin l’ouvrage le plus érudit, et souvent excellent, dont on dispose actuellement, mais plusieurs tomes manquent encore, dont le premier.

Il existe évidemment de nombreuses autres Histoires de l’Eglise, dont la plus abordable, même si elle est un peu vieillie, est celle du père bénédictin Guy-Marie Oury aux éditions de Solesmes, ainsi que plusieurs revues consacrées à la question, dont la plus sûre a commencé à paraître récemment chez CLD, sous le titre Histoire du christianisme magazine. C’est certainement par là qu’un néophyte commencera avec le plus de profit.

 

Michel FAUQUIER

Si vous utilisez ce travail, merci d’en mentionner l’auteur conformément à la loi
 

Ouvrages recommandés

Cholvy G., Etre chrétien en France au XIXème siècle : 1790-1914, Seuil, Paris, 1997.

Cholvy G. & Hilaire Y.-M., Histoire religieuse de la France contemporaine : 1880-1930, 3 vol., Privat, Toulouse, 1989.

Fliche A. & Martin V. dir., Histoire de l’Eglise depuis les origines jusqu'à nos jours, 24 vol., Bloud & Gay, Paris, 1938-1962.

Histoire du christianisme magazine, CLD, Chambray-les-Tours (trimestriel).

Laurentin R. (R. P.), La vie authentique de Jésus-Christ, 2 vol., Fayard, Paris, 1996.

Mayeur J.-M., Pietri C. (†) & L., Vauchez A., & Vénard M., Histoire du christianisme, 14 vol. prévus, Desclée, Paris.

Oury G.-M. (Dom), Histoire de l’Eglise, Solesmes, 1978.

Remond R. & Le Goff J. dir., Histoire de la France religieuse, 4 vol., Seuil, Paris, 1988-1991.

Rogier L.-J., Aubert R., & Knowles M. D. dir., Nouvelle histoire de l’Eglise, 4 vol., Seuil, Paris, 1963-1975.


 

[1] Annales, 15, 44 : « Néron supposa des accusés et frappa des peines les plus raffinées les gens, détestés à cause de leurs moeurs criminelles, que la foule appelait "chrétiens". Celui qui est à l’origine de ce nom est Christ (...). Cette exécrable superstition faisait sa réapparition (...) aussi à Rome où tout ce qui est, partout, abominable et infâme vient aboutir et se répand ».

[2] On a discuté à juste titre de la validité de l’expression : « par "mentalités", nous désignions l’ensemble flou d’images et de certitudes irraisonnées à quoi se réfèrent tous les membres d’un même groupe » (Georges Duby, L’histoire continue, éditions Odile Jacob, Paris, 1991). On pourrait discuter le "irraisonné" utilisé par Georges Duby, qui aurait pour conséquence de considérablement restreindre le champ de l’histoire des mentalités — Georges Duby n’était pas à proprement parler un historien de la religion, et n’avait peut être pas aperçu toute l’importance de cette nouvelle approche historique dans ce domaine —, mais, sous cette réserve, sa définition reste utilisable.

[3] Les martyres déclarent mourir par amour de Dieu — beaucoup ont ainsi le désir d’accomplir la parole de Saint Paul qui exhorte les chrétiens à achever en leur chair ce que le Christ a accompli sur la croix —, ils désirent aussi mourir par amour de leurs prochains — on sait combien sont nombreux ceux qui ont expiré en pardonnant à leurs bourreaux ou en priant pour leur conversion, ce qu’ils ont parfois obtenu — et en mourant ils entendent témoigner de la force de cet amour — c’est le sens du mot martyre (marturos)— un amour qui n’accepte pas de transiger avec la vérité, et qui ne recherche pas son propre intérêt.

[4] Sa foi fut ébranlée par la lecture d’Hegel à laquelle ses professeurs ne l’avaient pas préparé, il entendit alors substituer la philologie à la religion, dont il entreprit une étude suivie par son Histoire des origines du christianisme (1863-1881), préparée par d’autres écrits (Essai psychologique sur Jésus-Christ en 1845, Les historiens critiques de Jésus en 1849), et complétée par une Histoire du peuple d’Israël (1887-1893). Cette Histoire du christianisme comprit au total six volumes, du Christ à Marc-Aurèle, dont le premier volume, la Vie de Jésus, publié après un séjour à Beyrouth et en Palestine (1860-1861), provoqua un scandale énorme. Renan y rejetait les dogmes catholiques et la divinité de Jésus, étudiant la religion à la façon d’un naturaliste, mais ... ne reculant pas devant une part d’imagination quand les connaissances lui manquaient, ce qui en fait aussi un héritier du courant romantique. Sa rupture avec l’Eglise fut raisonnée — « dignement et gravement » dira-t-il dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse en 1884 —, et totale : Il interpréta Dieu non comme une personne, mais comme la création elle-même, laquelle serait l’effet d’un nisus (mouvement, effort d’enfantement) poussant la matière à sortir elle-même du chaos. Selon Renan, Dieu n’est pas, il devient à travers et par le progrès de l’humanité qui verra à terme le triomphe de l’esprit sur la matière. Sa carrière exemplaire — jusqu’au Collège de France —, en fit une référence à l’influence intellectuelle considérable, essentiellement dans les milieux conservateurs, du fait des préventions de Renan vis à vis de la démocratie : lui sont ainsi redevables Paul Bourget qui prôna pourtant le retour au catholicisme, mais surtout Maurice Barrès, et Charles Maurras, pour des raisons morales semble-t-il.

[5] Dans ce but, il fonda l’Ecole Pratique d’Etudes Bibliques à Jérusalem en 1890, puis la Revue biblique en 1892, avant de composer de nombreux ouvrages de référence pour l’étude critique des textes bibliques (La méthode historique, surtout à propos de l’Ancien Testament, et, Etudes sur les religions sémitiques, en 1903 ; Le messianisme chez les juifs, en 1909 ; Mélanges d’histoire religieuse, en 1915 ; Le sens du christianisme d’après l’exégèse allemande en 1918 ; ainsi que de nombreux commentaires de l’Ecriture sainte), pour finir par démonter les thèses de Renan. Le choc provoqué par les thèses de ce dernier était encore trop proche, et les études bibliques semblaient si liées au protestantisme — par le Syllabus (8 décembre 1864), le pape Pie IX avait condamné les sociétés bibliques —, qu’une grande partie du clergé accueillit avec réserve l’entreprise du Père Lagrange, surtout après l’éclatement de la crise moderniste. Cette crise était née du choix des Eglises protestantes, très divisées sur le plan doctrinal, de se réfugier dans l’action au risque de perdre leur spécificité chrétienne. Traditionnellement attachées aux études bibliques, les Eglises protestantes avaient alors recherché dans un regain pour ces études un moyen de sauvegarder leur nature chrétienne. Le remède avait alors failli être pire que le mal, les exégètes protestants ayant fait preuve d’un esprit hyper-critique qui s’apparentait à l’approche de Renan en France. Dans ce contexte, les exégètes catholiques voulurent combler leur retard par rapport à leurs collègues protestants, tombant dans le même travers. Un courant, qualifié par son origine « d’Américanisme », proposa alors de « mettre entre parenthèses » les dogmes trop gênants pour les esprits de l’époque, ce que le pape Pie X condamna sous le nom de « modernisme », par le décret Lamentabili, puis par l’encyclique Pascendi, tous deux composés en 1907. Si la crise faillit d’abord emporter l’Ecole de Jérusalem, elle permit finalement de clarifier la situation au profit du Père Lagrange, lavé de toute accusation. Le pape Jean-Paul II a actuellement relancé son procès en vue de la béatification.